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Une table de cuisine. Une bay window. Une vue imprenable sur la Rivière-des-Prairies. Laurent Lachance me tend une bière et s’allume une clope. Je l’imite. Ex-professeur, linguiste et auteur, Laurent Lachance est aussi l’architecte de cette émission qui a donné son nom à ma génération. Passe-Partout, c’est lui. Et il est toujours prêt à livrer les secrets de ce qui a représenté le plus grand projet de sa carrière.
Cette légendaire série lancée en 1977 devait d’abord durer 125 épisodes. L’aventure s’est finalement conclue 289 demi-heures plus tard, en 1991. Passe-Partout, c’est le mariage risqué de la télé et de la pédagogie. La première émission québécoise entièrement consacrée au développement de l’enfant. Passe-Montagne nous aidait à prononcer le mot « élestricité ». Passe-Carreau nous initiait aux étirements félins. Passe-Partout nous parlait de ses joies, de ses peines, de son monde intérieur. Canelle, Pruneau et leurs parents cols bleus représentaient un idéal rose bonbon de la famille moderne…
« Passe-Partout avait un seul grand objectif : donner aux enfants la confiance en soi », dit Laurent Lachance. Ce jour-là, ce monsieur de 74 ans à la tignasse grise raconte à l’adulte convenablement équilibré que je suis devenu la naissance de ce beau et grand projet.
Sesame Street, P.Q.
«Dans les années 70, il circulait des idées généreuses. On voulait donner une chance à tout le monde d’être à égalité dans la réussite de la vie et de l’école, raconte Laurent Lachance. Aux
États-Unis, ces idées ont donné naissance à Sesame Street. Ici, on a eu Passe-Partout…»
C’est en 1973 que Laurent Lachance, alors employé du défunt Service général des moyens d’enseignement du ministère de l’Éducation du Québec, reçoit sur son bureau un projet de 125 quarts d’heure d’une émission destinée aux jeunes de quatre ans. Avant cela, le projet avait traîné deux ans sur le bureau de son patron. Comparée aux autres émissions jeunesse de l’époque, celle-ci avait quelque chose de nouveau. «Au début de la télé, explique Laurent Lachance, il régnait une liberté de créativité et aucune préoccupation en ce qui concerne l’éducation des enfants par la télévision. C’était l’époque de Sol et Gobelet, de La Souris verte, de Marie Quat’Poches, etc., Nous apportions un modèle différent : l’émission éducative. »
Qui plus est, Passe-Partout voulait toucher particulièrement les enfants des milieux défavo risés. La télé pour aplanir les différences, en somme. Pendant quatre années, le projet se heurte toutefois aux embûches. C’est qu’au départ, Radio-Québec ne devait pas seule ment diffuser, mais aussi produire les 125 épisodes, devenus entre-temps des demi-heures. «Notre bureau et Radio-Québec ont tou jours été soeurs ennemies, explique Laurent Lachance. Radio-Québec trouvait qu’on empiétait sur leur mandat (qui est de produire des émissions éducatives et culturelles).Aussi, on trouvait que mon poste empiétait sur celui du réalisateur. » De tergiversations en tirages de couvertures (et c’est sans mentionner les deux grèves de techniciens qui ralentissent les choses), Laurent Lachance finit par lancer un ultimatum à ses patrons. « Je leur ai dit de confier le projet à quelqu’un d’autre. Parce que ce que Radio-Québec voulait faire, je ne voulais pas le faire. » Il ignore alors que ses supérieurs n’attendaient qu’un signe clair de sa part pour transférer la production à l’entreprise privée. C’est ce qui est fait le 14 février 1977, alors que le gouvernement péquiste nouvellement élu signe avec jlp Productions (une filiale de TéléMétro pole). Après sept ans d’attente, Passe-Partout, qu’on appelle encore par son titre de travail, Saperlipopette, devient enfin réalité.
Trouver des Passes
Au printemps 1977, c’est la période de création. On monte l’équipe : Pierre Régimbald et Nicole Lapointe créent les marionnettes.
Claude Boucher, François Côté, Jean-Pierre Liccioni et Pierre Tremblay sont nommés réalisateurs. Bernard Tanguay, Michèle Poirier et Ronald Prégent deviennent scénaristes. Pierre F. Brault et Michel Robidoux font la musique. Il faut aussi dénicher ceux qui incarneront les « fantaisistes », ce trio de joyeux drilles que forment Passe-Partout, Passe-Montagne et Passe-Carreau.
En audition, Jacques L’Heureux se détache rapidement du peloton pour le rôle de Passe-Montagne. « Il nous a convaincus très rapidement qu’il était fait pour le rôle. Il était léger, spontané, et avait un visage jeune », dit Laurent Lachance. Claire Pimparé, 24 ans, se démarque pour le rôle de Passe-Carreau. Celle qui avait fait le Conservatoire d’art dramatique roule sa bosse depuis six ans en incarnant des rôles par-ci par-là au théâtre et dans des téléromans. « Ça nous prenait quelqu’un de physique, avec une certaine sensualité, dans le sens épicurien du terme ! », dit Carmen Bourassa, conceptrice et responsable pédagogique de la série, rejointe au téléphone.
L’équipe n’arrive cependant pas à trouver la personne idéale pour incarner celle sur qui reposerait la série. «On n’arrivait pas à trouver une comédienne qui avait à la fois une intériorité, une certaine naïveté, une fraîcheur, mais surtout la capacité d’entrer en relation avec les enfants, se souvient Carmen Bourassa. À un certain moment donné, quelqu’un de l’équipe nous a dit qu’il y avait cette fille qui enseignait l’art dramatique à l’uqam et faisait du théâtre pour enfants. On l’a invitée à passer l’audition. » Cette audition n’est pas enregistrée : seuls quelques membres de l’équipe de production assistent donc à l’apparition de la Passe-Partout tant attendue…
« J’avais joué une histoire que j’avais inventée avec un bâton et un baluchon…», se souvient Marie Eykel (Passe-Partout). «Quand on l’a vue, il y a eu un consensus parmi nous : “C’était elle” »,
raconte Carmen Bourassa. Ce jour-là, Marie Eykel ne se doute pas que pour les prochaines décennies à venir, elle se fera accoster dans la rue par son nouveau nom: Passe-Partout.
Un univers unique
Pendant l’été 1977, la production se met en branle. Même si les journées sont longues (souvent de 7 h à 18 h), l’enthousiasme règne sur le plateau. «On avait tous l’impression de travailler à quelque chose d’important », dit Laurent Lachance. « Sur le plateau, on avait souvent des fous rires épouvantables, raconte Marie Eykel. Je me rappelle d’une scène avec Claire et moi : on était avec le pinson Beau-Bec et il fallait que Passe-Carreau décrive l’oiseau. J’ai commencé à trouver ça tellement ridicule et niaiseux et je me suis mise à rire. On était incapable de reprendre la scène ! C’est drôle un fou rire, mais sur un plateau quand ça retarde tout le monde, ça l’est moins ! »
Grand-Mère
Puisque l’on sait que les « Passe » n’étaient pas frères et soeurs, quel était donc leur lien avec Grand-Mère ?
En fait, elle serait une voisine. «À cause de la comédienne qui ne sortait pas sans son coiffeur, elle n’était pas tout à fait la grand-mère qu’on aurait voulue, se souvient Laurent Lachance. On aurait aimé une grand-mère beaucoup moins vieille. »
Non, ce n’était pas Jean Leloup
Contrairement à la rumeur largement répandue, ce personnage qui avait un oiseau sur la main n’était pas le jeune Jean Leloup…
Préposé au courrier
Pendant les « grosses » années de Passe-Partout, il y avait un employé à temps plein qui ne s’occupait que de répondre aux lettres des enfants.
Combien pour un «Passe»?
Au début, les « fantaisistes » étaient payés 83 $ par épisode, incluant cinq ans de droits de reprise. « Ensuite, on a eu une grosse augmentation… à 124 $ l’émission ! », précise Claire Pimparé (Passe-Carreau). Lorsque les comédiens ont demandé à être rémunérés de façon plus juste, Laurent Lachance leur a subtilement signifié qu’ils n’étaient pas irremplaçables. Comment ? En engageant deux nouveaux « fantaisistes » pour faire pression sur eux : André et Julie.
Canelle et Pruneau
Drôle de hasard: Mireille Lachance, qui faisait la voix de Pruneau, faisait aussi la voix de Boum Boum dans Les Pierrafeu. Et Ève Gagnier, qui faisait la voix de Canelle, faisait la voix d’Agathe dans cette même émission. Cette dernière est décédée en 1984, et depuis 1989, une rue porte son nom à Pointe-aux-Trembles. «Elle avait vraiment une âme d’enfant !», dit Laurent Lachance, le directeur du projet Passe-Partout.
Passe-Carreau : les raisons de son départ
«Je suis partie pour des raisons très simples, raconte Claire Pimparé. À un certain moment donné, il y a eu des pourparlers pour effectuer des changements dans l’émission. Bernard Tanguay et Ronald Prégent, les auteurs qui écrivaient nos textes depuis le début, m’ont téléphoné pour m’annoncer qu’on leur demandait de repasser des auditions. Ces gars-là avaient fait le succès de Passe-Partout ! J’ai été échaudée par cette histoire qui a vraiment brisé l’âme derrière toute l’affaire. Par solidarité, j’ai décidé de partir. Mais aussi par principe. À l’époque, on voulait lancer des produits dérivés de l’émission, et je ne voulais pas participer à cette entreprise.
Lorsque j’ai pris la décision de quitter l’émission, je me souviens d’un coup de téléphone qui m’a fait énormément de peine. L’avocat du ministère de l’Édu cation m’a téléphoné pour me dire : “Alors, c’est votre dernière décision, vous ne voulez pas faire partie de la nouvelle série? Il n’y a pas de problème.De toute façon vous n’étiez pas aimée dans Passe-Partout.” »
Ce texte est extrait du #9 spécial Rétro | été 2005