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Pas besoin de Viagra

Par
Marion Megglé
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La ligue Géritol, c’est près de 150 hockeyeurs qui se réunissent à l’aréna Gaétan-Boucher de St-Hubert, deux fois par semaine. Parmi eux, on compte des médecins, des juges, des comptables, des ouvriers de la brasserie Labatt, des forgerons, des camionneurs… tous à la retraite. La moyenne d’âge des membres des huit équipes est 65 ans, mais Gaston, le doyen, en a 80. Ces fringants joueurs nous ont ouvert la porte de leur vestiaire, là où ils s’échangent des blagues salées tout en se graissant généreusement les muscles de Tiger Balm.
«Vingt des joueurs ont eu des pontages et y’en a quatre qui patinent avec des pacemakers… dont moi!» raconte fièrement Ron Rowe, un des responsables de la Ligue. À demi mot, il confie s’être fait diagnostiqué une leucémie dernièrement, en plus d’avoir subi une ablation de la rate. Cet automne, Ron doit donc se tenir tranquille et se contenter de jouer les gérants d’estrade, mais il compte bien réenfiler ses patins plus tard dans la saison. Pas question d’arrêter. «J’ai trop de fun avec les gars, je ris beaucoup, dit-il. Mais j’peux pu me faire dilater la rate, j’en n’ai pu!»
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Les mains sont fragiles, la peau brunie, les os cassants, mais debout sur leurs patins, ces hommes ont l’air de géants indestructibles. Arthrose ou pas, ils manient le bâton solidement, avec virilité. Comme si le froid de l’aréna engourdissait tous leurs petits bobos. Quelques-uns ne seraient pas censés jouer, selon leur médecin, mais personne ne les dénoncera, n’est-ce pas? Le plaisir est encore plus savoureux lorsqu’il est interdit…
Dans la chambre, les commentaires osés pullulent. «Savez-vous comment j’fais pour en avoir une de dix pouces? Non? Eh ben, j’la plie en deux!» déclare un des joueurs en pointant sa révélatrice combine de laine, par-dessus laquelle il a enfilé un jackstrap ayant dû appartenir à son grand-père. Pendant ce temps, les plus pudiques cherchent à se déshabiller à l’abri des regards indiscrets. «Ben voyons, quand t’avais 20 ans, tu te montrais devant les jeunes filles!» lance Ron à un de ses acolytes. «Justement, j’ai pu 20 ans…» répond-il.
Les batailles ne sont pas autorisées par la Ligue, mais vaut quand même mieux laisser ses dents au vestiaire, au cas où un poing partirait tout seul et que la prothèse ne tienne pas le coup. À côté du verre d’eau où baigne le sourire d’un de ces messieurs, une petite caisse est entrouverte, contenant une centaine de dollars. Il s’agit de la cagnotte du tirage moitié-moitié que la Géritol organise à chaque match et auquel la plupart des gars participent volontiers en misant un ou deux dollars, dans l’espoir de repartir avec le jackpot — cinquante dollars — à la fin de la rencontre.
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Les pantalons, les gants et les épaulières de certains joueurs doivent bien dater de l’époque de Maurice Richard. Dans les vestiaires, ça sent le vieux cuir, brun et humide. À ces effluves s’ajoutent les vapeurs d’antiflogistine, de déo Old Spice et d’aftershave à base de musc. Du corridor nous viennent des parfums de caoutchouc et de pâte à biscuits : la cook de la cafétéria prépare des gâteries d’après-match pour nos hommes.
En attendant de chausser leurs patins, les joueurs encouragent les autres équipes. Ils en profitent pour jaser statistiques, effectuer deux ou trois étirements et partager des faits cocasses. «Viau a déjà fait croire qu’il était blessé à la cuisse pour se faire tâter par la massothérapeute au deuxième qui s’occupe des p’tites du patinage artistique. Ça faisait douze ans qu’y’avait pas eu d’érection!» rappelle Marcel Babeu. En voilà un qui a vu ses prières les plus audacieuses exaucées… Comme quoi le bon Dieu n’est pas sourd aux supplications des joueurs, qui n’hésitent pas non plus à lui demander un coup de main pour les aider à remporter la victoire.
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Avant chaque partie, Marcel Babeu, le secrétaire-trésorier de la ligue, embrasse le crâne dégarni de George Powell, le président. C’est leur petit rituel, une superstition qui porte chance. «George, c’est mon meilleur ami, mais j’aime mieux sa femme que lui!», souligne Marcel.
Derrière la vitre du casque, d’épaisses lunettes, pour être sûr de ne jamais perdre la rondelle de vue. Myopie, presbytie et cataractes : aux dires de plusieurs, c’est à cause de ces problèmes de vision que certaines équipes perdent des matchs. «Les Jaunes auraient peut-être gagné aujourd’hui, si Marcel avait trouvé le but!» affirme un membre de l’équipe victorieuse des Noirs.
Le sport préféré de ces messieurs, après le hockey : se traiter de vieilles croûtes. «Lui, y est tellement vieux que mon père m’amenait le voir jouer au hockey quand j’étais p’tit gars, dit Gilles à un de ses coéquipiers. « Y’est pas si vieux que ça, réplique Michel. J’ai des bobettes plus vieilles que lui dans mon tiroir!» Toutes ces blagues, c’est une façon d’oublier que ce n’est pas drôle tous les jours de vieillir. «La maudite vieillesse. C’est le virus qui court le plus ici», ajoute Richard, l’arbitre en chef, sur un ton un peu moins moqueur.
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Les gars sont pressés d’enlever leur équipement : ils ont hâte de pouvoir décapsuler une bière et de trinquer à leur victoire. Mais ce sera une broue et une seule – il est à peine onze heures, quand même. Après une pilsner bien méritée, c’est au casse-croûte de l’aréna qu’ils se donneront tous rendez-vous. Comme toujours, la p’tite dame du resto leur offre un spécial sur le menu du midi – au choix : hot chicken, spaghetti sauce à la viande ou ailes de poulet avec frites. Rien de mieux pour repaître les grands sportifs.