Un jour, ma fille me lancera cette question entre deux bouchées de Rice Krispies un samedi matin avant mon premier café.
“Papa, c’est quoi le féminisme?”
J’aimerais ne pas avoir à répondre à cette question.
J’aimerais ne pas avoir à lui expliquer qu’avant, v’la pas si longtemps, on disait aux femmes qu’elles étaient moins bonnes que les hommes. Ne pas devoir lui présenter cet univers absurde dans lequel réduire les autres est une option. Cette société laide et sale qui divise parce que pas du même sexe, parce que pas de la même couleur, parce qu’aime pas de la même façon.
J’aimerais ne pas avoir à lui expliquer pourquoi on doit dire aux gens d’arrêter de se manquer de respect. Ne pas devoir la prévenir qu’un jour elle sera fera traiter de salope ou d’agace-pissette juste parce qu’elle dira non, ou oui, ou n’importe quoi en fait.
J’aimerais juste la regarder manger ses céréales, mais est-ce que ça serait responsable d’assumer que lorsqu’elle sera en âge de comprendre, les mentalités auront changé?
Permettez-moi d’être sceptique.
Encore aujourd’hui, l’Internet est pire qu’une cour d’école et les insultes sont plus blessantes qu’un couteau en plein cœur. N’oublions jamais que le web est un puissant accélérant à la bêtise, à l’intolérance et à l’ignorance. Comme avec une bûche imbibée d’essence dans un feu de camp, le contrôle se perd rapidement.
Chaque fois que je lis le mot “pute” ou “salope” sur mon fil Facebook, j’ai un pincement au cœur.
Comment vais-je faire dans quelques années pour me retenir de ne pas arracher la langue des hommes qui oseront réduire l’argumentaire de ma fille avec des insultes? Comment ne pas me réduire moi-même à la violence devant autant de bêtise?
“Papa, c’est quoi le féminisme?”
“C’est rien mon amour, c’est une vieille patente qui ne sert plus à rien, comme les cabines téléphoniques qui t’intriguent tant dans le métro.”
J’aimerais m’entendre lui dire ses mots en guise de réponse, ça serait signe que le monde qui l’attend sera juste et bon. J’aimerais aussi lui dire que la pizza c’est bon pour la santé et qu’elle peut en manger tous les jours, tout le temps, et que tout se portera à merveille pour sa santé.
J’ai des envies simples pour ma fille — un bonheur accessible, sans artifice. Malheureusement, le féminisme est plus utile que jamais et je dois lui trouver une réponse adéquate.
Je dois lui trouver une réponse parce qu’elle croisera encore des portes fermées sur son chemin et, surtout, des esprits fermés. Des agresseurs, des violeurs, des idiots, des étroits d’la caboche… Des gens qui existent et qui m’obligent à la préparer à des dangers qui seraient pourtant facilement évitables.
La vie est déjà suffisamment complexe avec nos relations à l’autre, nos sentiments, nos aspirations, nos envies. En plus, on doit prendre du temps pour se préparer au pire des autres, parce que les démonstrations concrètes que le pire existe sont là. Sans prédateur naturel, l’Homme s’occupe de se pourrir lui-même l’existence. Des agresseurs, des violeurs, des idiots, des étroits d’la caboche… j’aimerais sérieusement ne pas avoir à lui en parler.
“Papa, c’est quoi le féminisme?”
“C’est la vie mon amour, rien’que la vie où tu peux exister sans avoir peur de te faire taper sur la tête. Où tu peux être heureuse et ambitieuse sans avoir peur de faire chier personne.”
J’aimerais ça lui trouver une réponse toute faite qui est satisfaisante, autant pour elle que pour moi. Quelque chose qui encapsulerait l’essence même de vivre respectueusement. Parce qu’il est là le problème, le féminisme et l’égalité, c’est par l’éducation que ça passe.
“Est tellement laide, j’la fourrerais même pas avec ta graine.”
“Est rien’que bonne à fourrer elle anyway.”
Des punchlines, des blagues qui ont meublé ma jeunesse que j’aimerais ne jamais avoir à lui expliquer.
Réduire une femme à son look, à sa capacité d’accueillir un pénis en elle, au plaisir qu’elle donnerait — j’ai pas envie de trouver une façon d’expliquer ça à ma fille. Pas envie de prendre une pause dans une construction de Légo acharnée pour lui dire qu’un jour un garçon la traitera comme une pièce de viande et qu’elle devra se tenir la tête haute parce qu’elle ne sera jamais un objet, quoi qu’on lui dise et même si on lui dit souvent.
“Papa, c’est quoi le féminisme?”
Je n’ai pas de réponse.
Il y a les définitions, Wikipédia, lire des articles sur le sujet, écouter les débats, s’éduquer, s’informer, écouter, être curieux. Il y a tout ça, mais je n’ai pas de réponse.
Parce que la question me répugne d’une certaine façon.
“Papa, c’est quoi le féminisme? Le racisme? Le sexisme?”
Criss que j’aimerais ça te dire que ça existe juste dans les films, dans les livres et dans ces histoires qu’on te racontera à l’école pour t’informer sur un temps où la vie n’était pas aussi belle pour tout le monde.
Criss que j’aimerais ça.
Continue à manger tes céréales ma fille, si on est chanceux, ta question sera désuète avant que tu te retrouves dans la même position que moi avant ton premier café devant ta fille plus tard.
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Pour lire un autre texte de Stéphane Morneau : “Papa tout le temps, la moitié du temps”