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En 1994, juste avant les vacances de Noël, je vis une révélation quand je vois le vidéoclip de Buddy Holly, de Weezer, dans le sous-sol de mon ami Renaud. Mais c’est la fin du solo de guitare — quand tous les autres instruments se taisent pour faire place aux dernières notes jouées par Rivers Cuomo — qui nous font nous asseoir devant la radio, l’index sur Play et le pouce sur Rec, puis attendre qu’elle passe sur les ondes. Trois heures plus tard, ça y est : on entend l’animateur par-dessus le début de la chanson, mais c’est pas grave, parce qu’on peut la réécouter quand on veut, où on veut. Encore et encore et encore… Renaud m’en fait une précieuse copie, et je rentre chez moi en l’écoutant dans mon Walkman jaune.
Pour m’éviter de rembobiner, je remplis une cassette vierge de cette seule chanson, face A et face B : 90 minutes de Buddy Holly. J’aurais pu en acheter une de 60 minutes, mais ça aurait voulu dire cinq Buddy Holly de moins par côté.
Rembobiner jusqu’à 2:05
À chaque écoute, j’ai hâte au solo ; en fait, à la fin du solo, à ces notes que j’aime tellement que je voudrais pouvoir les écrire de façon à ce que vous les entendiez. Je m’achète une autre cassette de 90 minutes, je place la chanson à 2:05 dans le lecteur de gauche et, dans le lecteur de droite, j’enregistre le solo. Je rembobine jusqu’à 2:05. Et je recommence.
C’est à la même époque que j’achète ma première batterie. Avec Renaud (qui, lui, joue de la guitare), on reprend l’album bleu d’un bout à l’autre — de My Name Is Jonas à Only In Dreams.
Mais quand Buddy Holly se hisse dans le 6 à 6 de CKOI, puis quand le clip se retrouve comme démo sur Windows 95, je ressens quelque chose comme… de la jalousie ? Weezer me définit ; c’est à moi, et je voudrais que notre relation soit exclusive.
Mon grand malheur, c’est de ne pas souffrir de troubles de la vision : je rêverais de porter des lunettes à monture noire, comme celles que portent les membres du groupe. Ainsi, quand j’en trouve sur la rue Saint-Denis sans aucune force dans les verres, je me jette dessus. Mon père les appelle mes lunettes de Robert Bourassa. Je coupe mes cheveux longs (hérités de mon époque Nirvana), et mon ADN s’ouvre pour faire place à un maillon « weezeresque ».
Mais quand Buddy Holly se hisse dans le 6 à 6 de CKOI, puis quand le clip se retrouve comme démo sur Windows 95, je ressens quelque chose comme… de la jalousie ? Weezer me définit ; c’est à moi, et je voudrais que notre relation soit exclusive.
De Buddy à Jamie
Pour prouver mon amour, le samedi, j’arpente la rue Sainte-Catherine, du HMV au magasin Sam the Record Man. Puis direction L’Oblique, à la recherche de singles, préférablement des importations japonaises. Sur les singles, on trouve ce qu’on appelle un B-side, une chanson qui n’apparaît pas sur l’album. Un single japonais contient des fois un deuxième B-side, encore plus rare : une chanson que connaissent seulement ceux et celles qui aiment un groupe jusqu’à payer 40 $ pour un CD contenant deux chansons.
Ma chanson préférée, maintenant, c’est Jamie.
– Laquelle ?
– Tu la connais pas ? C’est vraiment bon : c’est sur DGC Rarities,une compilation sortie par le label de David Geffen… Le son est plus brut, pas léché comme sur le Blue Album…
Dans mon groupe d’amis, on s’est tous choisi un groupe préféré, et le single est devenu l’unité de mesure de notre dévotion. Pierre-Émile Morin en a trouvé une dizaine de Blur ; Nicolas Otis, une quinzaine de Beck… Puis ce sont les billets de spectacle, dont le nombre limité nous assure l’exclusivité de notre expérience.
Quand Matt Sharp, le bassiste de Weezer, fonde The Rentals, pour moi, c’est une deuxième révélation. Après Pinkerton, le deuxième album de Weezer, il quitte le groupe. Les synthétiseurs sur la chanson Friends of P. me mènent ensuite vers The Magic Pacer et Metric ; plus tard, vers Ladytron ; et, par la bande, vers la musique électronique de la scène techno des années 90.
Unis dans l’amour de Weezer
Mon ami Renaud, lui, est resté accroché à Weezer. Pour rédiger ce petit texte, je lui ai écrit sur Facebook. À une de mes questions, il m’a répondu : « Je les ai vus à chaque passage à Montréal depuis 1996 haha. » Je lui ai rappelé que moi, je les avais vus au CEPSUM le 4 août 1995. Il m’a répondu simplement : « Wow. »
Nos goûts musicaux se sont éloignés, et c’est sûrement ce qui nous a éloignés, nous. Parce qu’on ne rigolait pas avec la musique. Mais aujourd’hui, dès qu’on parle de Weezer, c’est comme si on revenait en 1994 et qu’on s’était parlé la veille. Je suis certain qu’on pourrait rejouer l’album bleu d’un bout à l’autre. Chaque fois que j’entends Undone — The Sweater Song ou Say It Ain’t So, je me surprends à jouer chaque passe de batterie dans les airs.
En regardant ma photo sur les couvertures des pièces que j’ai publiées chez Leméac, je me rends compte que mes lunettes ressemblent à celles que j’avais achetées sur la rue Saint-Denis quelques semaines après avoir vu le clip de Buddy Holly.