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On ne guérit pas d’Angine de Poitrine

Un choc sans paroles.

Par
Jean Bourbeau
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Le Jazz a bien changé en 45 ans. À 23h, un dimanche soir, personne n’est là pour du bebop en fusion. Sur le parvis de la Place des Arts, un crowd vêtu de manière plus sombre que pour un concert de Herbie Hancock commence à s’amasser devant une scène discrète. Un show gratuit, livré par des weird kids pour d’autres weird kids.

Intellos, punks, monde de la culture en mode pas-de-bureau-demain, et surtout, beaucoup de musiciens. Tout le petit gratin de la nuit s’est déplacé pour voir des bibittes venues du Nord dont on ne sait presque rien.

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Un seul album, six morceaux, des costumes flyés, et un bouche-à-oreille qui a fait le reste. À lui seul, le nom intrigue.

Dans l’air, une tension douce, une fièvre étrange. Quelque chose comme une promesse.

Et puis, ils entrent en scène.

Leur drap picoté signature s’étire derrière eux, leur esthétique bichrome inversée claque sous les projecteurs. Angine de Poitrine arrive, mains levées en triangle. Un salut codé aussitôt renvoyé par les initiés des premiers rangs.

Dès les premières notes, la magie opère. Deux musiciens, presque effacés derrière leurs créations. Pas de paroles, juste des riffs, des grooves, des envolées soniques. Et ça suffit. Les genoux dansent, un mosh pit se forme. En moins d’une heure, ils chavirent la foule sans avoir chanté une seule ligne, sauf quelques mots lancés entre les morceaux, dans une langue venue d’ailleurs.

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« Criss que c’est insane », lâche un gars près de moi, doigts enroulés autour d’un deux-papiers.

Le son est dense, déroutant : du prog, du dissonant, des constructions qui flirtent avec le math rock. Et puis, comme un rituel désormais bien huilé : la foule entière lève les mains en triangle. Le pacte est scellé.

Ce n’est pas une performance. C’est une contagion.

Quand la foule s’étiole, rassasiée, un technicien résume le tout en repliant ses câbles :
« Sont au-delà du jazz, du rock… Sont dans l’espace, ostie. »

Une chose est sûre : ce ne sera plus un secret bien longtemps.

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Je me faufile en coulisses. Kek et Khn prennent la pose avec des membres du staff, souriants, encore un peu haletants. On les regarde comme deux ovnis sympathiques, début trentaine, pas plus, qui viennent de tout péter dans la grosse ville.

Mais au fond… qu’est-ce qu’on sait vraiment d’eux?

« Veux-tu une bière? », me lance Khn, comme si de rien n’était.

Si les deux créatures d’Angine de Poitrine font vibrer les scènes depuis la fin de 2023, leur histoire remonte à bien plus loin, vingt ans plus tôt pour être précis, quelque part au Saguenay.

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« Ç’a toujours été ben weird, notre affaire », résume Kek, le batteur, torse nu, la face beurrée de noir comme s’il sortait d’un rituel étrange. Pas de covers de Metallica ou de Blink-182 comme les autres flos du coin.

« C’était compliqué dès le départ », enchaîne Khn, son acolyte à la silhouette nerveuse, piercings au visage et regard allumé. « Du prog, de l’expérimental. On jouait en alternance : ternaire, binaire… La basse en triolet, la guit en double-croche, pis tu blows en chromatique. »

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Ils se cassaient le bécik, pas pour le résultat, mais pour le trip.

« On n’a jamais eu ce moment de : “Wow! c’est beau ce qu’on fait” », admet Kek dans un grand rire. « C’était plus du genre : “Crissons-nous un bâton dans les roues pis voyons ce que ça donne”. On trippait comme des kids ben gelés à jammer des mélodies grotesques, à faire des pastiches de bands de notre école. »

Naïveté décomplexée, humour tordu, goût du chaos : les bases étaient posées. Le reste n’était qu’une question de temps.

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Et ce nom, cette douleur, ça vient d’où? « On jammait chez eux… On trouvait que c’était de la musique d’abeille, comme des moustiques. Ça faisait un pincement au cœur. Pis là, c’est venu : Angine de Poitrine. Ostie que c’est cave », rigole Kek.

Khn craque un briquet nerveusement et précise la vision : « Semi anxiogène, exalté, rythme rapide, métrique odd, angoissant. C’est vraiment raisin… mais c’est l’fun. »

Leur musique est, en effet, pleine d’humour, de bizarrerie, d’absurde, très Zappa dans l’esprit. Un sérieux qui se refuse. Kek se voit comme un batteur punk, sans prétention technique, tandis que Khn se décrit comme plus geek que gearhead. Ensemble, ils façonnent une musique profondément dissonante.

C’est lourd. Imprévisible. Parfois stressant.

Et c’est justement pour ça qu’elle résonne.

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Leur musique est une marmite d’influences contrastées. Une soupe épaisse, chargée d’ingrédients que personne n’aurait osé mélanger, mais qui, ensemble, font lever quelque chose. « Le but, c’est que le monde dise : “Tabarnak, j’ai jamais goûté à ça!” »

Alors, comment résumer le style Angine de Poitrine?

« Mantra-rock-dada-pytharo-cubiste », lâche Khn du tac au tac, mi-sérieux, mi-crampé.

Puis, Kek éclate de rire. « C’est vraiment ben trop de mots. Mais si t’examines chaque mot… Crisse, tout est là! »

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Malgré l’impression de chaos, leur approche reste rigoureuse. « C’est cartésien, dans le fond. Le danger est toujours là, mais on va pas se crisser n’importe où. Chaque son, chaque texture, est empilé comme des blocs. Faut que ça tienne debout. »

Leur set de ce soir l’a prouvé : quand leur looper s’est mis à chier, ils ont plongé dans un segment de free jazz improvisé, glitché, mais assumé jusqu’au bout.

« Chose est dans marde? On va pas r’tenir le cheval. On va dans l’champ avec », philosophe Kek.

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Pour comprendre cette audace, il faut revenir aux racines de leur amour pour le rock progressif qui remonte à aussi loin que leur amitié. « On trippait vraiment sur Gentle Giant. Le prog des mal-aimés. Trop brainy, trop de friction, de la flûte à bec… C’est pas un band cool. Mais musicalement, c’est malade. C’est des idées difficiles à métaboliser. »

Et leur propre diète musicale? Hétéroclite, selon Kek. « On écoute un ostie d’dégât d’affaires. En descendant, c’était Eddy Grant, ABBA, Dua Lipa, Daft Punk. Du disco à la pelletée. »

Mais aussi beaucoup de musique locale, de chez eux, du Saguenay. « Des affaires que personne connaît… pis que personne connaîtra jamais. On est vraiment fiers de l’écosystème d’où on vient », enchaîne Khn.

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Quant à l’aspect cérémonieux de leur show, inutile d’y chercher un dogme ou un culte quelconque. « Si je pouvais être le gourou du plaisir et de la camaraderie, je le ferais », lance Kek en se tenant le ventre. « On veut juste transmettre le fun d’être ensemble. Danser, tripper. Faut vraiment pas penser plus loin. »

N’empêche, le second degré est omniprésent. « Crisse, c’est très Rhinocéros, notre affaire », glisse Khn, en clin d’œil au parti politique satirique. « On est goofy en tabarnak. »

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Mais derrière les masques en carton et le n’importe quoi bien huilé, on sent une démarche artistique très réfléchie.

« Les costumes existent parce que la musique existe. On présente un spectacle. Y a une esthétique réfléchie, une direction artistique, tsé. C’est intrigant à l’œil, ça ouvre des portes. C’est du visuel, de l’album à la merch. Pis nous, on trouve ça ben plaisant. »

Et s’il fallait résumer leur message, ce serait ce triangle fait de doigts. « C’est un moment un peu loufoque, oui. Mais au final, c’est un peu comme un cœur. Une façon de dire merci. On partage notre imaginaire ensemble, pis on trippe, ostie. »

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Le genre d’expérience qu’on ne planifie pas, qui arrive comme ça, et qu’on raconte pendant des années.

Assurément l’un des shows à voir au Festif! cette année. Si ce n’est le seul à ne pas rater.

Angine de Poitrine sera en concert le 18 juillet prochain au Festif! de Baie-Saint-Paul.

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