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On est collectivement terrifiés par les jouets érotiques. Surtout ceux qui font jouir les femmes. C’est quoi le problème?

Entrevue avec Isabelle Deslauriers, fondatrice de Désirables.

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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Vous avez sans doute eu vent de la nouvelle : Osé, un vibrateur révolutionnaire, s’est vu attribuer un prix d’innovation au Consumers Electronics Show (CES), avant de se faire retirer cet honneur. Apparemment, un jouet sexuel, c’est indécent. Même s’il s’agit d’un produit en attente de huit brevets en ingénierie et biomimétisme, développé en collaboration avec un important laboratoire universitaire en robotique. On a beau innover en imitant à peu près parfaitement les doigts, la langue, et la bouche d’un humain, on n’a pas le droit de se faire féliciter dans l’un des plus importants évènements technos du monde si notre mission c’est l’orgasme féminin. Une situation hautement décriée par l’équipe d’entrepreneures derrière Osé.

La controverse fait jaser depuis des jours. On accuse le CES d’hypocrisie, lui qui a par le passé accueilli des démonstrations de porno en réalité virtuelle et mis de l’avant des femmes peu habillées pour présenter des produits. En matière de « on ne traite pas de sexualité », on a vu plus cohérent, mettons.

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Maintenant, moi ce que je me demande, c’est qu’en est-il au Québec? On est certainement moins prudes que les Américains, non? Chez nous, c’est pas mal plus simple de créer et commercialiser des jouets sexuels pour femmes (et toutes personnes dotées d’un vagin), hein? Dans un besoin de chauvinisme et de paix d’esprit, j’ai appelé Isabelle Deslauriers, fondatrice et présidente de Désirables, une compagnie qui offre des produits éthiques pour favoriser le plaisir sexuel.

Finalement, ça ne m’a pas rassurée du tout.

Entretien avec une entrepreneure qui a notre fun à cœur (contrairement à pas mal de gens influents).

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Isabelle, as-tu été surprise par la controverse du CES?

Pas du tout, parce que j’ai aussi connu de la discrimination quand j’ai voulu me lancer dans ce marché. J’étais à l’université quand j’ai commencé à développer Désirables. C’était mon projet de bac, ce à quoi certains profs de l’établissement où j’étudiais à l’époque s’opposaient. Pour eux, c’était impossible de mêler éducation et sexualité. Ils m’ont demandé de prouver que j’avais un cadre éthique solide. Au bout du compte, j’ai changé d’université et c’est à HEC que j’ai vraiment pu développer mes produits. J’ai été épaulée, on m’a donné des bourses et même beaucoup mise de l’avant.

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Tes profs doutaient de l’éthique du projet? Comment as-tu décrit ton cadre, finalement?

Pour moi, c’était clair : je voulais explorer l’érotisme, développer mes produits en me basant sur la sexologie, la biomécanique, etc. Par exemple, notre explorateur en porcelaine vient avec un livret d’instructions qui conseille les personnes qui l’utilisent sur les différentes manières de partager leurs fantasmes, d’utiliser leurs cinq sens dans leur sexualité, de stimuler le point G ou encore de faire des exercices pour le plancher pelvien. On offre plusieurs outils de massage, aussi. On prône la reconnexion avec le corps et on le fait avec des produits locaux qui n’impliquent aucun matériau mauvais pour la santé. En plus, ils sont bons à vie – voire pour plusieurs générations!

C’est un drôle de cadeau à léguer…

Dans notre culture peut-être, mais j’ai une amie qui vient d’un autre continent et qui était très enthousiaste à l’idée de pouvoir un jour offrir un tel truc à sa fille!

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Une fois sortie de l’école, produits et cadre éthique en main, est-ce que ça a été plus facile de te faire ouvrir des portes?

Malheureusement pas! J’ai appliqué pour une bourse d’entrepreneuriat. J’ai planché pendant plusieurs mois sur mon plan d’affaires, avec l’équipe responsable des bourses en question. Puis, une fois les décisions rendues, on m’a appelée pour me dire : « Isabelle, si tu faisais n’importe quoi d’autre, on te donnerait l’argent demain matin. Mais on ne peut rien faire pour des jouets sexuels. » C’est comme ça que j’ai appris qu’au public, on n’encourage jamais ce qui est d’ordre politique, religieux ou sexuel.

On ne te l’avait pas dit avant?

Non, parce que je pense que l’équipe croyait honnêtement que ça pourrait fonctionner, dans mon cas. Souvent – et c’est peut-être aussi ce qui s’est passé au CES – les gens en bas de l’échelle, ceux sur le terrain, se disent qu’on est rendus là, qu’aujourd’hui on peut mettre de l’avant la sexualité féminine. C’est en montant vers la haute direction que ça bloque, à mon avis.

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Arrives-tu aujourd’hui à « exposer » tes produits? À les montrer au grand jour?

C’est très difficile. Sur Facebook, 90% des pubs qu’on tente de diffuser sont refusées. Même si c’est juste pour mettre de l’avant un billet de blogue ou pour vendre de l’huile à massage! C’est notre brand complet qui est « flagué » par la plateforme, impossible d’y pousser quoi que ce soit. Le seul réseau social qui permettait des publications d’ordre érotique, c’était Tumblr. Et c’est récemment devenu interdit, comme partout ailleurs. C’était l’unique endroit où se publiaient des critiques d’objets érotiques! Comment faire connaître notre plateforme de vente en ligne, maintenant?

C’est fou comme on cache ce qui est féminin… En même temps que la controverse du CES faisait jaser, la compagnie Dame Products annonçait qu’après de longues négociations avec la société du transport public de New York, elle s’était fait refuser d’afficher de la pub dans le métro… Alors qu’on y voit des annonces de Viagra et de Cialis depuis des années!

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Et en boutique, c’est plus facile de se faire valoir?

On travaille très fort pour faire entrer nos huiles à massage et nos chandelles biologiques dans des boutiques de type lifestyle, mais elles refusent presque systématiquement d’offrir nos produits. Elles ne veulent pas être associées à une compagnie qui vend aussi des godemichés, de peur de perdre des clients. Et c’est un problème que partagent plusieurs entrepreneures…

Depuis 2006, on a vu une grande augmentation de femmes qui se lancent dans le domaine. Je dirais qu’on a à peu près toutes en commun une volonté de sortir du carcan de la pornographie. On s’éloigne du fake pour créer des produits de moyen à haut de gamme, éthiques, de qualité, qui encouragent parfois même le slow sex (comme on le fait). On se retrouve donc malgré nous entre l’arbre et l’écorce : les canaux de distribution liés à la porno ne veulent pas de nous, mais le mainstream non plus.

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Quand j’ai participé à l’émission Dans l’œil du dragon, on m’a dit que je devrais faire des années d’évangélisation et d’éducation avant que mes produits trouvent leur place auprès du grand public…

Qu’est-ce que l’arrivée d’entrepreneures femmes a changé, dans le domaine, à ton avis?

Ça a vraiment modifié la qualité des produits et même la façon dont on les vend. Les outils conçus par des ingénieurs et des entrepreneurs hommes sont imaginés dans une perspective masculine. Ils n’ont pas le même background sexuel, ils ne peuvent pas tester leurs produits et ils ne comprennent pas nécessairement ce qui nous parle. À titre d’exemple, il y a quelques années, une compagnie menée par des hommes a mis une boule vibrante sur le marché. Dans la publicité, on nous vantait son nombre de pulsations par minute et les kilowatts de son moteur. Comme si on nous vendait un char! Mais comment veux-tu qu’on se sente interpelées par ces détails techniques si on n’est pas ingénieures?

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Par ailleurs, s’il y a une chose à retenir dans tout ça, c’est qu’il existe une grande solidarité entre les entrepreneures femmes du milieu. Sur Facebook, on jase beaucoup des défis auxquels on fait face dans le groupe « Women in Sextech ». On se conseille, on cherche comment faire mieux, comment changer le monde. Dans un milieu compétitif comme celui des affaires, on s’est créé un vrai réseau d’entraide.

Et penses-tu que dans les années à venir, grâce à vous, les jouets sexuels feront moins l’objet de censure?

C’est dur à dire! C’est un marché immense [NDLR : on prévoit que d’ici 2020, l’industrie mondiale représentera 29 milliards de dollars américains], mais qui souffre de décennies de tabous. Dans l’essai Buzz : A Stimulating History of the Sex Toy, l’auteure Hally Lieberman explique qu’au Texas, jusqu’en 2008, il était toujours interdit de vendre des vibrateurs. Et tu sais comment on est parvenu à contourner la loi? En affirmant que les objets sexuels ne sont pas destinés au plaisir féminin, mais à aider la santé du mariage…

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Près de la moitié des femmes possèdent un jouet, mais on en parle si peu qu’on ne sait pas de quoi ils sont faits! Ce qu’on ne réalise pas, c’est que plusieurs d’entre eux contiennent des matériaux cancérigènes. D’ailleurs, conseil d’amie : n’achète jamais de lubrifiant en pharmacie. Des études de la FDA avancent que certains d’entre eux peuvent irriter les parois au point où on devient plus susceptibles de contracter des ITS. D’autres contiennent un produit qui est également employé pour dégivrer les avions.

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Calvaire, belle image! Pour terminer, Isabelle, te sens-tu prête à poursuivre ton évangélisation pour des années?

Oh, ça dépend des mois… C’est épuisant, des fois. En même temps, pour chaque refus, je reçois un message de consommateur ou consommatrice qui me remercie en disant que nos jouets lui ont sauvé la vie après un divorce ou après une maladie. Alors, je me dis qu’on fait du bien. Et qu’on ne doit surtout pas arrêter de le faire! Nos produits sont d’ailleurs de plus en plus utilisés en physiothérapie et en réadaptation (après un accouchement ou un cancer de la prostate, par exemple). C’est pourquoi Désirables aura sous peu une compagnie sœur spécialisée là-dedans. Et tu vois, il s’agira sensiblement des mêmes outils, sauf que, cette fois, je pourrai faire de la pub sur Facebook parce qu’on parlera de santé, plutôt que de plaisir!

[Insérez ici un rire et un soupir.]

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