.jpg)
Ode au plan-séquence
Vous en avez déjà vu au moins un. Peut-être même plusieurs. C’est possible que vous n’ayez pas compris exactement de quoi il s’agissait, mais l’expérience ne vous a sans doute pas laissé indifférent.e. Quelque chose à propos du rythme et du mouvement des caméras vous a pris de court. Pendant un instant, le film que vous regardiez s’est livré à vous sans montage ni artifices, avec toute l’honnêteté du th éâtre SANS LES ACTEURS ET ACTRICES QUI PARLENT TRÈS FORT ET QUI PROJETTENT LEURS ÉMOTIONS DANS L’ESPACE.
La magie du plan-séquence touche tout le monde!
Convoité par les réalisateurs et réalisatrices les plus ambitieux.ses pour sa difficulté technique, admiré dans les cercles académiques pour son esthétique audacieuse et apprécié par monsieur et madame Tout-le-Monde pour sa narrativité différente, le plan-séquence fait tourner les têtes partout où il passe. Qu’est-ce que c’est, au juste? En quoi ça consiste et où puis-je donc voir ces cascades visuelles aussi dynamiques qu’imprévisibles? Examinons le phénomène ensemble.
Petit précis d’histoire du plan-séquence
Un plan-séquence, comme son nom l’indique, est une séquence complète de film racontée en un seul plan, sans coupure de montage. Cette technique implique l’utilisation de rails ou d’une caméra épaule et d’une chorégraphie rodée au quart de tour, préférablement par un horloger suisse. Les plans-séquences peuvent durer de quelques minutes à l’entièreté d’un film, mais si quelqu’un rate une ligne de dialogue ou tourne à gauche lorsqu’il aurait dû tourner à droite et se retrouve dans le mauvais décor au mauvais moment, il faut tout recommencer. Oui, oui! C’est aussi compliqué que ça en a l’air.
Le premier plan-séquence de l’histoire est souvent attribué à Alfred Hitchcock pour son film Rope en 1948, mais c’est faux. En fait, ce n’est pas COMPLÈTEMENT vrai. Ce n’est pas que Hitchcock n’avait pas les connaissances techniques pour faire un plan-séquence de 80 minutes ou même qu’il ait « triché » à proprement parler, mais les bobines 35 mm à l’époque ne pouvaient contenir que 10 minutes de film à la fois. Rope n’est donc pas un plan-séquence de 80 minutes, mais bien huit plans-séquences de 10 minutes. Les changements de bobines sont stratégiquement placés à la suite de zooms dans le dos de personnages. Si on ne sait pas où les coupures se trouvent, on peut très facilement les manquer.
Même chose pour le film expérimental Empire d’Andy Warhol, paru en 1964, qui contient 10 bobines 16 mm de 33 minutes. On s’entend qu’il s’agit de huit heures du même angle de caméra de l’Empire State Building à New York, ce n’était donc pas exactement un triomphe technique. Les films de Warhol sont d’ailleurs souvent utilisés comme épreuve d’endurance dans les initiations de département de cinéma à l’université. Votre humble serviteur a d’ailleurs passé cinq heures embarré dans une salle de projection à regarder Sleep avec beaucoup trop de bières à sa disposition. Je vous laisse imaginer les problèmes qui émergent après trois heures et quelques consommations.
Parmi les pionniers du plan-séquence, on compte entre autres Orson Welles pour la magistrale première scène de Touch of Evil en 1958, Stanley Kubrick pour les longs plans naturalistes de Barry Lyndon et Andreï Tarkovsky pour heu… l’ensemble de son œuvre? Le réalisateur russe est à la fois parrain et pionnier de la technique. Il aimait beaucoup utiliser le plan-séquence pour créer de la tension sans manipuler son auditoire. Ce n’est pas avant le film Timecode en 2000 qu’on aura droit à un vrai film tourné en plan-séquence.
Les grands plans-séquences
Un bon plan-séquence, ça peut être bon pour des raisons qui lui sont propres, mais un grand plan-séquence, c’est d’habitude bon pour des raisons qui lui sont uniques. En voici quelques exemples tirés de l’histoire du cinéma qui brillent par leur unicité et leur originalité.
Le Sacrifice (1986)
À tout seigneur, tout honneur! Toute liste de plans-séquences mémorables devrait commencer par un exemple tiré de la filmographie d’Andreï Tarkovski. Le génie de cette séquence tirée de son tout dernier film Le Sacrifice réside dans son humilité et sa lucidité. Peu ou pas d’artifices. Les mouvements de caméras y sont limités au strict nécessaire. On baigne dans l’immensité du drame qui afflige les personnages du film.
La pièce de résistance de ce plan-séquence, c’est la maison incendiée. Elle semble plus grande que nature, filmée à une telle distance, et les personnages semblent frêles et inconséquents face au drame de sa destruction. Pendant ces six minutes insoutenables, le crépitement du feu enterre même leurs lignes de dialogues. On se sent voyeurs et impuissants face à leur douleur.
Les Harmonies Werckmeister (2000)
Bon, les films hongrois en noir et blanc, c’est pas la tasse de thé de tout le monde. Si vous avez à n’en voir qu’un seul avant de mourir, je vous conseille fortement Werckmeister Harmonies de Béla Tarr, plus particulièrement le lugubre plan-séquence de l’hôpital où la caméra observe, sans dialogue ou musique (en tout cas presque), une orgie de violence dans un hôpital laissé aux mains de voyous communistes.
La caméra agit ici comme témoin et juge silencieux d’horreurs commises pour des raisons idéologiques jusqu’au moment où elle devient leur égale devant la vulnérabilité et la détresse d’un patient âgé. Un plan-séquence à la beauté et à la sensibilité austère, qui tire le maximum de l’esthétique noir et blanc avec un usage du contraste audacieux et original. Une œuvre de composition minimaliste, mais tout de même magistrale.
https://www.youtube.com/watch?v=PECz8C7m_Yo
L’Arche Russe (2002)
Un truc intéressant à propos des films tournés entièrement en plan-séquence, c’est qu’on n’a pas vraiment besoin de se soucier du sujet ou de l’intrigue pour les apprécier. J’ai juste vaguement compris le voyage à travers l’histoire russe qu’offrait le film d’Alexander Sokurov tourné à l ’intérieur du musée de l’Ermitage, mais le plan-séquence de 96 minutes explore toutes les avenues et les nuances que la technique peut offrir.
Structuré comme une visite à travers les murs de l’institution légendaire, L’Arche Russe brise les règles du temps et de l’espace dans une chorégraphie minutieusement planifiée et un script suivi à la ligne près. On y traverse les époques de l’histoire russe, des grands événements politiques à une scène de bal absolument splendide qui fait jaser les enthousiastes du 7e art encore vingt ans après sa parution.
Oldboy (2003)
Pour celui-ci, je vous ai fourni un extrait qui débute quelques secondes avant le plan-séquence afin de vous donner du contexte esthétique. Regardez à quel point le couloir dans lequel cette scène est filmée est étroit et angoissant. D’une part, il n’y aurait pas eu d’autre manière de filmer efficacement pareille scène autrement qu’avec un plan-séquence, et d’autre part, ça nous emmène à repenser la scène de combat au sens large.
Il ne faut pas oublier qu’au début des années 2000, c’était l’époque de la shaky cam, ce style de réalisation où il fallait brasser la caméra le plus possible afin de donner l’impression sensorielle d’être au milieu des événements. Ça donnait la nausée et on ne voyait pas grand-chose. Oldboy est venu défier à temps cette convention étriquée pour remettre de l’avant la brutalité indéfectible d’une scène de combat réussie.
https://www.youtube.com/watch?v=mW0iYG5jKgI
True Detective (2014)
Bien que la série True Detective comprenne un plan-séquence à la fin du quatrième épisode de chacune de ses trois saisons, aucun n’a le mordant du tout premier. Au cœur d’une opération clandestine où le protagoniste de la série, Rust Cohle, infiltre un gang de motards, ce plan-séquence est de loin l’un des plus dynamiques et ambitieux de la décennie. Il ne dure que quatre minutes et demie, mais la tension fait passer les secondes comme des heures.
Les mouvements de caméra et la chorégraphie à grande échelle sont les deux vedettes du travail de Cary Joji Fukunaga. On y passe du point de vue subjectif de Rust à des portraits d’ensemble et des travelings effrénés sans même vraiment s’en rendre compte. Ce plan-séquence est venu, en quelque sorte, démocratiser l’usage de la pratique à la télévision, un médium plus rigide en termes de temps et de structure.
***
Pour découvrir un plan-séquence de 1 h 05 en direct, rendez-vous ce 24 avril à 19 h sur Arte. Au programme : Jour de gloire, un long-métrage réalisé par Jeanne Frenkel et Cosme Castro qui révélera en temps réel le vainqueur du second tour des élections présidentielles françaises et dont la fin n’est pas encore écrite… Il sera aussi retransmis sur Facebook et YouTube.
Pour vous donner encore plus envie, voici le pitch : « Il est 19 h ce 24 avril 2022. Dans une heure, les Français découvriront le visage de leur prochain Président de la République. À l’arrêt de bus d’une petite commune du sud de la France, Julien, la trentaine, attend Félix, son frère cadet, qu’il n’a pas vu depuis plusieurs années. Ce dernier, ingénieur d’affaires, arrive de Melbourne pour régler les formalités administratives liées au décès de leur mère. En ce jour particulier, Félix tient absolument à glisser son bulletin dans l’urne, contrairement à Julien, désabusé par la classe politique : tout oppose désormais les deux frères, et l’humeur des retrouvailles sera suspendue aux résultats du vote. »
Si vous voulez en savoir encore plus sur cet ovni cinématographique, Florent Peiffer, directeur général d’URBANIA France et président de YouBLive, en a parlé à France Inter : c’est dispo juste ici.
+++
Ce texte a d’abord été publié sur urbania.fr
Oui oui, on est aussi en France! Et pour nous lire, même pas besoin de prendre l’avion, juste à cliquer ici.