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J’ai écrit ce texte il y a deux ans. En novembre 2012. Ma fille avait 6 ans et moi j’avais le cancer.
Novembre porte sur son dos toutes les anticipations du monde: noirceur, vent, nostalgie, mort et mélancolie. Pourtant, ce novembre-ci, le soleil nous a souri presque tous les matins, il nous a même réchauffés. Il vous a réchauffés. Moi, je continue d’avoir froid.
Je rentre dans novembre à tous les matins, je martèle ses trottoirs, sans savoir pourquoi, sans destination, pour une fois dans ma vie. Je vais m’aérer, je fais de la fumée avec mes narines, je vais m’éclairer, je plisse les yeux, du liquide en sort et j’encaisse, je n’ai pas vraiment d’envie, mais je vais me fatiguer. Je fais battre mon cœur pour ne pas qu’il oublie que j’existe, pour manger le temps.
Parce que maintenant le temps est tout à moi, et ça me fait peur. Je prends conscience du temps, il me suit par-dessus mon épaule avec son vieil imper gris. Est-ce qu’il me reste beaucoup ou peu de temps ? Je ne sais pas, mais maintenant que la question est dans ma tête, elle n’en sort pas. Je fais des exercices pour vivre avec elle, la question. Pour qu’elle devienne mon amie, mon alliée, mon guide spirituel.
J’ai jamais senti la fatigue de ma vie, je ne me le permettais pas, je l’ignorais. Maintenant, elle rentre dans tout mon corps, tous mes muscles, tous mes os. Mes cellules crient et refusent parfois d’avancer. Tout devient pesant. Je deviens une roche. Je dois écouter maintenant. Je ralentis.
L’éloge de la lenteur. Je suis un colimaçon qui a de plus en plus souvent besoin de prendre le chemin de sa coquille et de s’immobiliser. Il m’arrive même de dormir, en plein jour. Même le soleil ne m’atteint pas. Je me nourris de feuilles et de fruits. Je mâche lentement, je rumine. Je suis aussi vache parfois. Une vache maigre.
J’essaie d’éviter les regards, mais on me cherche, on me scrute. Je symbolise quelque chose qu’on n’aime pas voir : la faiblesse, notre caractère éphémère, la mort. C’est écrit sur ma tête. Je le vois dans leur regard et leur sourire, qui semblent plein de sympathie, des têtes penchées sur le côté qui feignent de saluer « mon courage », dans le fond, je fais peur, je leur rappelle que nous sommes mortels. Certains m’évitent.
Moi, je ris, parce que ça me rend encore plus présente, je deviens leur culpabilité, je les ronge. Ils prennent parfois leur courage et m’appellent, ça leur donne bonne conscience. « Ouf, c’est faitte » ! Ils me font de la soupe. Ils ont oublié que j’avais des dents.
Parfois même, ils viennent me voir, ils sont soulagés de voir que le monstre n’est pas si monstrueux, mais vite, ils repartent en courant. Ils courent encore. Ils ont le loisir de courir, de s’étourdir, ils sont moins conscients du temps et de ses questions. Ils rentrent dedans et dansent avec. Parfois, je les envie. Certains sont sincères, ils me prennent la main et restent là, avec le temps et les questions. Ils n’ont rien à dire de précis et c’est bien comme ça. Ils me montrent que la vie continue et c’est ce dont j’ai le plus besoin.
Ils ne font pas semblant d’être calmes.
Les plus sincères ce sont mes amis guerriers, mes amis de la maladie, mes amis du courage, qui se lèvent et qui viennent manger des petits biscuits secs au 10è étage de l’hôpital. Avec eux, c’est vrai, sans détour, c’est la lumière dans la noirceur, ce ne sont pas des voyeurs. Tous ensemble, nous portons.
Nous portons notre charge et nous acceptons de porter celle des autres, comme ça gratuitement, parce que quelqu’un doit le faire, par réel intérêt. La maladie est écrite sur nos têtes, parfois non. On s’art-thérapise, se dessinant comme des comètes, ou en reptiles massifs et menaçants. Ensemble, nous sculptons nos monstres intérieurs et le doute. C’est seulement pas compliqué et c’est surtout un grand privilège. Toutes les barrières, les petites conventions sociales sont évacuées. Nous n’avons juste pas le temps de s’en encombrer.
Je reviens de mes activités de cancéreux, heureuse, mais épuisée. Alors, je dors. Encore. Dans mes rêves, il y a du sang, de la merde, une flamme qui vacille, mais qui pourrait tout faire basculer, des fils électriques, de l’eau stagnante sur des planchers de salle de bain insalubres, des mélanges explosifs, des arcs, des fl èches, des pointes, des bombes, du vomi, des déjections et du magma. Moi j’y avance, j’y cours, je me donne en pâture sous des yeux qu’ils ne font même pas mine de se détourner.
Je m’éveille fébrile et engluée. J’aurais envie d’apprendre à tricoter. La texture, l’odeur, les couleurs de la laine qui absorbent la lumière qui semblent rendre tout un peu plus tolérable. Ce magasin sur St-Hubert qui ressemble à un grenier, où le temps est arrêté. Ce divan rose, usé, rempli de coussins, m’appelle. Je crois que je pourrais y apprendre la patience.
Répéter les mêmes gestes, sans penser. Rentrer dans la transe méditative du tricotage. L’exaltation de l’aiguille et du fil. Je me tricoterais un immense cocon. Je verrais la vie au travers des mailles, sans vraiment la toucher, la sentir, la subir. Ça serait mon nouvel habit de mascotte. Les gens aimaient bien que je sois une mascotte. J’ai aimé jouer ce rôle aussi, mais là je suis tannée.
J’ai juste envie de boire du thé et des potions magiques, enroulée dans une immense écharpe rose en minou.
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