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Nouvelle fiction de Simon Boulerice : La solitude champêtre

Par
Simon Boulerice
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j’étais heureux d’avoir un escalier qui craque
je me vantais à tous mes invités qui visitaient mon appartement
eh oui, j’ai deux étages!
c’est hot hein?
ce sont les chambres en haut
la chambre des maîtres (ben la mienne) est à droite
c’est du bois d’origine, l’escalier
ça fait méga champêtre, hein?
campagnard en ville
genre
(my god: je parle comme un catalogue de Décormag)
suivez-moi je vous fait visiter
inquiétez-vous pas
la rampe est plus solide qu’elle en a l’air

je me sentais plus sain et plus équilibré
parce que le bois de mon escalier craquait

quand mon sommier s’est mis à craquer
exactement comme une marche creuse
j’ai commencé à trouver ça un peu moins champêtre
ça me gossait seulement
ça s’immisçait dans mes rêves
je chutais dans les escaliers
et je me réveillais au bout des marches
en bas de mon cauchemar

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les craquements de mon sommier
en hachurant mon sommeil
ont fini par m’épuiser
au bout d’un
long
long
long mois
(si j’avais un chum
notre furie collective
nous aurait rendu proactifs plus rapidement
or, j’ai pas de chum
or, je suis paresseux et trop tolérant
avec ce qui mérite
toute ma violence)

surtout si j’avais eu un chum
on aurait pu soulever à deux mon matelas
et questionner mon box
pourquoi tu craques de même mon sacrament?

mais je suis tu-seul
tu-seul dans mon lit double
je ne me sens pas assez fort pour soulever mon matelas
et questionner mon box
pourquoi tu craques de même mon sacrament?

alors j’ai appelé mon père
il est venu
ensemble on a soulevé mon matelas
et questionné mon box
pourquoi tu craques de même mon mautadit?
(avec mon père, je me garde toujours une tite gêne)
on a rotationné mon sommier
peut-être que tu vas arrêter de couiner, mon tannant?

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j’espérais recommencer à faire mes nuits en entier
mais les sacraments de grincements sont revenus

un matin j’ai rappelé mon père
en quête de réponse
et de paix

m’a virer fou, papa
ça couine tellement
j’ai l’impression que l’ai pété

j’ai pensé : criss, je fourre pas tant que ça
(je me suis gardé une tite gêne)
j’ai dit : criss, aux dernières nouvelles, je pesais 145 livres
je suis-tu rendu un gros tas pis personne me le dit?

c’est normal, Simon
ton matelas et ton sommier ont pratiquement 10 ans
ils ont fait leur temps
faudrait juste les changer

ben oui, mais c’est-tu si important que ça, un sommier, papa?

mon père a eu l’air de citer le catalogue de Dormez-vous
Simon, un sommier, ça contribue
à prolonger la vie de ton matelas
à maintenir le confort
à amortir le poids

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sur ces sages paroles
j’ai donné 14 dernières chances
à mon sommier

au bout de deux semaines
je voulais le calisser aux vidanges

en plein milieu d’une nuit
j’ai cru devenir fou
j’en avais assez de cette impression
de manquer une marche
de débouler l’escalier
alors je me suis levé en furie
je me suis battu contre mon matelas
que j’ai jeté à terre
j’ai questionné mon box
ce sacrament d’enfant de chienne

avec l’énergie du désespoir
(et en me luxant accessoirement l’épaule gauche)
j’ai réussi à arracher mon tabarnak de sommier en bois
que j’ai crissé en haut des marches

je l’ai regardé débouler l’escalier
(festival acoustique de guitare sèche pétée)
l’âme absolument en paix

ça faisait champêtre à l’os

je me suis déposé sur mon matelas échoué
à même le sol
prêt pour la quiétude
j’avais fucking mal à l’épaule
je me répétais en boucle
si j’avais eu un chum, j’aurais pas mal
on aurait pitché le sommier à deux
ça aurait équilibré la patente
on se serait partagé le poids
on s’en serait débarrassé
à bout de bras

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j’ai fini par m’endormir
dans mon rêve
mon père parlait comme dans un catalogue de Châtelaine
Simon, un amoureux, ça contribue
à prolonger ta vie
à maintenir ton confort
à amortir ton poids

j’ai encore rêvé que je chutais
que personne était en bas
pour m’attraper
pour m’accueillir
pour minimiser les dommages

j’ai mené ma nuit d’un trait
le matin en allant déjeuner
j’ai croisé un corps mort en bas des marches
du bois ecchymosé
j’ai eu une vague de tendresse pour mon sommier
loin de son matelas
son partenaire de nuit
j’avais rompu leurs noces d’étain
(ouin :
1 an : noces de cotton (héhé)
2 ans : noces de cuir (grrrr)
3 ans : noces de froment (de quessé)
4 ans : noces de cire (arke)
5 ans : noces de bois (ouin)
6 ans : noces de chypre (what)
7 ans : noces de laine (héhé)
8 ans : noces de coquelicot (cute)
9 ans : noces de faïence (fort à propos)
10 ans : noce d’étain (métal blanc malléable)

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mais bon
la vague d’empathie m’a passé
et j’ai appelé mon père
pour mettre mon sommier au chemin
(j’ai pas voulu le faire tu-seul
j’ai tenu à épargner mon épaule
elle pourra toujours servir
pour apaiser quelqu’un)

demain je compte aller m’acheter un sommier
en métal blanc malléable

mais bon
comme je suis célibataire
ça se pourrait très bien que j’y aille pas
que je remette ça
dans une couple de jours
ou de semaines
voire même un long
long
long
mois

ouin
ça se pourrait très bien
que je dorme une couple de nuits
le matelas direct su’l plancher

ça va faire champêtre

Pour lire un autre texte de Simon Boulerice: « Que ma joie demeure ».

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