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Elle est arrivée, la fin du monde. Sauf qu’elle arrive depuis longtemps. Partout, et un peu plus chaque jour, de petites fins du monde qui nous rappellent que nous sommes morts. Nous sommes vivants, mais nous sommes déjà morts.
La fin du monde, elle est là. Elle est à la porte. Mais elle n’a rien d’apocalyptique, de spectaculaire ou d’épiphanique. Elle est silencieuse, aussi bien que tragique et sans appel.
Plutôt que de frapper un grand coup, la fin du monde s’insinue tranquillement. Elle s’est installée en nous comme un mal latent et elle nous grignote, toujours un peu plus. Mais nous ne nous en soucions pas tellement, trop occupés que nous sommes à l’organiser.
La fin du monde est un mal étrange qui tue notre humanité.
Ce qui est tragique, c’est que l’homme y survivra. Curieuse abomination : l’homme peut très bien vivre sans humanité. Chaque jour, nous en avons la preuve.
Lentement, l’humanité nous échappe. Nous nous retrouvons seuls, bien qu’ensemble, en face d’un monde qui semble se refermer hermétiquement, et s’éloigner. Le monde devient accessoire à l’homme. Il n’y a plus qu’une juxtaposition de « moi »; qui s’inventent, indépendamment les uns des autres, dans un réel à peu près viable.
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La fin du monde, c’est l’anéantissement irrémédiable de la sensibilité. Plutôt que de parler de la fin du monde, peut-être devrait-on plutôt parler de sa perte. Fin de partie.
« L’homme moderne essaie d’échapper à la contingence, figuré par un réel qui ne reçoit plus d’assises certaines. Pour cela, il s’abandonne à un univers où tout semble nécessaire. Les lois de l’économie non moins que celles de la nature, les inventions de la science autant que la catastrophe finale qu’elles promettent» écrit le philosophe Michaël Foessel.
Oh qu’elles nous semblent cruciales, criantes, inévitables, les choses. Plus vite : il faut courir! Mais peut-être court-on justement pour échapper au précipice, à l’effondrement du monde qui nous talonne?
Nous courons, courons et courons encore jusqu’au bout de ce monde que nous cessons petit à petit d’habiter.
Et nous compensons cet effondrement, cette distanciation, par la spectacularisation des choses. Nous ne connaissons plus de l’humanité que son spectacle. L’homme est capable, nous le savons, du meilleur comme du pire. Mais à présent, rien ne compte plus que d’exacerber ce meilleur, comme ce pire; pas tellement pour épater la galerie, mais pour créer une illusion de sens, ou d’événement, dans ce monde mort.
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Notre époque n’a pas inventé l’horreur, loin s’en faut. Elle en a néanmoins fait un spectacle. Ultime barbarie. Nous avons vu toute l’horreur, l’avons pleurée, et pourtant elle demeure ce qui, au fond, nous distrait le plus. Peut-être que la contemplation de l’abominable nous rassure quant au fait qu’il y ait encore quelque chose à sauver?
Mais dès lors que consentons à mettre des mots sur l’horreur, ne renonce-t-on pas à une part de sensibilité?
Nous avons vu des hommes démembrés et des enfants criblés de balles; débordements affreux de la déshumanisation du monde. Mais à mon sens, rien n’est plus inquiétant que le récit qui en fut fait. On ne peut schématiser et relater l’horreur sans participer à ce dérèglement de la raison. Sans s’enfermer dans cette raison devenue folle. Et ces journalistes qui se targuent de prendre une distance par rapport à l’horreur, pour « bien » la relater; quelle étrange et effroyable distanciation! Et pour quoi? Pour qu’on puisse bien partager le spectacle de l’horreur? Il m’arrive de penser qu’il n’y a plus que cela que nous sachions partager.
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Parce qu’au fond, nous sommes seuls. Radicalement seuls. Et nous nous éloignons toujours plus les uns des autres; englués dans ce paradigme déshumanisant.
Ainsi, plutôt que de parler de la fin du monde, peut-être devrait-on plutôt parler de son morcellement. De la lente dérive de toutes nos solitudes…
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