Nous, Mara
Tu trouvais que je parlais peu. C’est vrai, j’étais pas mal dans ma bulle à l’époque. C’était dans un party chez des amis d’amis, ceux que nous appelions affectueusement « Les Ontariens ». Ils étaient trois autour d’une lampe à essayer de changer l’ampoule. Nous nous moquions d’eux; ils nous semblaient bien différents de nous, j’imagine.
Nous nous connaissions alors depuis un an. Des rencontres au hasard de sorties de groupe. Je fumais dans mon coin; nous nous voyions sans vraiment nous voir. Ça t’exaspérait. Et ce soir-là chez Les Ontariens, tu me donnais une dernière chance. La patience pour la naissance d’une amitié a ses limites.
Petit miracle. Il y avait une assiette de biscuits sur la table à la fête. J’avais faim, j’en ai mangé deux. Je ne savais pas que ces biscuits déliaient la langue jusqu’à la logorrhée. Je te regardais dans les yeux, comme un homme bien. Je parlais enfin. Je t’ai dit que je ne savais pas qui tu étais. Que je ne savais pas si tu pleurais, des fois, seule dans ton lit le soir. Je ne savais pas pour qui tu votais, et si tu hésitais avant de le faire. Si tu croyais en Dieu, si tes parents t’avaient élevé à ton goût. Je t’ai raconté ma vie, tu m’as raconté la tienne. Quinze ans plus tard, tu es devenue mon amie la plus chère.
Un jour, l’autre
Je ne savais pas, à l’époque, que tu deviendrais patronne d’un festival de films documentaires. Une personne importante à Montréal. Je ne savais pas que je t’écouterais un jour faire des discours sur l’ouverture à l’autre via les documentaires, au début de ton festival. Je ne savais pas qu’avec le temps, nous finirions par moins rire des autres, pour rire davantage de nous-mêmes. Je ne savais pas que tu gérerais un jour des controverses autour de la représentation autochtone à l’écran. J’ignorais que je comprendrais mieux la question de la crise des réfugiés en écoutant le film Fuocoammare, par-delà Lampedusa, dans un auditorium bondé de l’université Concordia, en 2016. J’ai compris grâce à toi que la représentation de l’autre, c’est bien plus qu’un symbole. Ça forge une vision du monde.
Nous avons lu Laferrière ensemble. Tu m’as prêté ton exemplaire de L’énigme du retour. Il faut s’exiler, écrit l’auteur, pour comprendre le monde un peu. Il faut se déraciner pour éviter l’esprit de clocher. Je pense à nous deux, dans les rues de Séville, en 2006. Nous trouvions les Andalous si beaux. Je pense à nous qui prenions des photos avec de parfaits inconnus, ces autres qui nous renvoient jusqu’à aujourd’hui l’image de ce que nous sommes, loin de chez nous. Je pense à nous dans les rues de Bed Stuy, à Brooklyn, l’an dernier, avec la radio hip-hop Hot 97 qui jouait très fort dans l’auto. Chaque fois, nous sommes revenus à Montréal la tête pleine d’idées pour changer le Québec.
Avant de prendre l’avion, nous avons eu encore une fois une conversation sur la religion, dont j’ai oublié les conclusions. Par contre, je me souviens parfaitement du sentiment d’ouverture et d’engagement profond envers toi. Envers le monde. Le monde bougeait autour de nous, et nous en étions de moins en moins de simples spectateurs.
Nous avons été colocs. Quatre ans. Une Mexicaine, une Argentine, une Grecque et un Letton. Nous nous sommes invités réciproquement dans les familles des autres pour souper. J’ai découvert ce qu’était un mariage grec orthodoxe. J’ai trouvé le Mile End beau. Je le connaissais bien mal, finalement, au-delà d’une histoire de vitre givrée au YMCA.
L’événement de l’amitié
J’ai la nette impression que tout se passe comme si l’amitié et les événements marquants de l’histoire, c’est un peu la même chose, finalement. Notre amitié est sortie de nulle part. Il aurait très bien pu y avoir pour toujours un mur entre toi et moi. Mais quelque chose s’est produit — une brèche dans le temps qui marque la mémoire. Un événement. Il est si réjouissant, cet espoir qu’une amitié, comme un événement, puisse peut-être laisser un souvenir impérissable. Merci pour cette maxime qui ne me quittera plus, cher Cicéron.
Nous nous rejoignions à l’intersection de Jarry et St-Denis en 2012. Nous descendions l’artère centrale jusqu’au centre-ville. Des petits groupes se greffaient au peloton peu à peu. Jean-Talon, Beaubien, Rosemont… Un hélicoptère dans le ciel nous donnait l’impression de vivre dangereusement. Il est bien vu dans certains cercles de dire que tout ça n’a servi à rien. Mais une femme a pris le pouvoir pour la première fois à Québec, quelques mois plus tard. Les événements ne mènent pas d’une chose à l’autre en ligne droite. Ils ouvrent des portes, si bien closes jusque alors qu’on en ignorait parfois l’existence.
J’ai obtenu un emploi à Laval. T’as eu un emploi qui te faisait voyager partout au Québec pour promouvoir des films. Nous avons eu cet ami qui nous invitait à son chalet dans les Laurentides. Nous sommes sortis de la ligne orange qui nous a vus naître. Et à chaque petite naissance, au travers la brume de nos conversations de bourgeois bien en moyens, ce souci : qu’allions-nous faire de nos privilèges pour ne pas devenir des baby-boomers parvenus comme Rémy Girard et ses amis dans le film de l’autre? Qu’allions-nous faire, en un mot, pour ne pas nous replier sur nous-mêmes?
Du repli à l’ouverture
Les événements des quinze dernières années ont inscrit deux « je » en un « nous », Mara. Notre nouvelle collectivité québécoise n’existait tout simplement pas, avant. La naissance d’une génération est quelque chose d’aussi beau qu’incertain. Parce qu’il est possible de ne jamais vraiment venir au monde. De ne jamais investir l’espace public collectivement, de trop chercher à conserver un passé qui n’existera plus. Or rien n’a d’importance si ça ne se raconte pas dans une rencontre avec tous. Le bonheur dans l’isolement est un mythe bien entretenu que nous combattons tous les jours, toi et moi. Nous avons choisi de voir les défis identitaires de notre époque — issus du métissage croissant de l’identité québécoise — comme des opportunités de rencontres, plutôt que comme des dangers demandant la construction de remparts. La communauté musulmane de la ville de Québec a ouvert ses bras à tous les Québécois au lendemain de l’attentat de la grande mosquée : c’est tout dire.
J’étais bien perdu, en 2003, alors que j’achevais ma maîtrise en philo. Cinq ans à remettre en question des choses qui sont normalement stables, ça laisse ébranlé. Mais j’ai beaucoup appris d’Empédocle, qui disait quelque part en Sicile il y a très longtemps que tout ce qui est stable dans ce monde relève du sentiment de l’amitié. J’ai envie de lui répondre que toute stabilité passe nécessairement par un tremblement, avant. Il serait sûrement d’accord. #MoiAussi nous en a donné une autre preuve, l’automne dernier.
J’ai l’impression de voir un monde naître. Je veux en prendre soin, mais sans vouloir à tout prix en figer les acquis. Nous ne pouvons plus revenir en arrière. Le Canadien de Montréal ne sera plus jamais une équipe de Québécois pure laine nommés Richard. La permanence et l’autarcie sont des mythes : les vrais amis le savent. La durée n’assure la valeur de rien. Et les brisures dans le temps que sont tous ces « nous » naissants permettent d’avoir foi dans un avenir qui est toujours et encore à refaire.
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