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Notre Syrie qui est au ciel

Fenêtres ouvertes sur un monde brisé

Par
N Khokha
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J’ai un peu plus de 30 ans (le «un peu plus», comme le tip au resto, reste à votre discrétion). Je suis née et j’ai grandi en Syrie. En 2001, je suis arrivée à Montréal pour y faire mes études. La vie m’a rattrapée et aujourd’hui je vous écris à partir de mon bureau perché au-dessus du Marché Jean-Talon. J’ai des écouteurs jaunes fluo et je fréquente intensément les cafés minuscules et les rayons de soleil. Je suis une urbaine peinarde.

Je viens d’une famille éclatée et dispersée aux quatre coins de monde. Mon père est toujours à Alep. Ma chambre, avec ses lits en bois rose et ses rideaux mauves est restée intacte…

***

Six années de souffle suspendu. À traquer et même sans le vouloir, à recevoir des images d’horreur de notre pays. À ne plus savoir démêler le vrai du faux, le bon du mauvais. À courir comme des fous, à côté de nos vies, de nos jobs, de nos obligations, pour sensibiliser, faire des collectes de fonds, s’entraider, envoyer de l’argent, connecter les gens. À voir trop souvent nos maisons en ruine, nos compatriotes morts, nos quartiers décimés.

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Le qui-vive qui dure. Et la peur constante d’une mauvaise nouvelle de trop. L’espoir qui perd ses pétales avec le temps qui court, et le feu intérieur qu’on essaye de sauver avec des bouts d’allumettes.

Six ans de cirque macabre en Syrie.

À l’ombre de la lumière

Retour en arrière, 1998, c’est l’été. La chaleur est écrasante à Alep. Tout dort, tout se tait sous le soleil. Nichés dans leurs alcôves, les pigeons se cachent. Ils projettent des ombres bien découpées sur les murs blonds et secs.

C’est un jeu d’ombre et de lumière.

Alanguies et assoupies, les Alépines prennent une pause du soleil entre deux tables à garnir, deux réunions, deux clopes, deux shifts de travail, entre deux tétées ou entre deux saillies.

Nous avons toujours vécu ainsi, à l’ombre de la lumière.

La lumière qui nous venait de l’Occident, terre des libertés, des cinémas, de la consommation et des centres d’achat, alors que le régime et ses militaires faisaient planer sur nous une ombre de peur et de suspicion. La lumière du savoir, alors que ce même régime interdisait la vente et la circulation d’oeuvres, de livres, de films, et barrait l’accès à la connaissance. Et enfin, notre propre lumière que nous ne percevions plus, tellement le système dans lequel nous grandissions nous avait appris à baisser la tête, à raser les murs.

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1998 c’est l’été. Et cachée dans l’ombre avec mon premier amour dans le bureau de son père, prétextant une sortie à la piscine, je suis aussi dans le mouillé et dans le sec. Les choses ont un goût universel, cataclysmique. Je suis à plat ventre et je lui parle de mon voyage au Canada. J’irai, dès la fin des examens l’année prochaine, vers ces autres cieux qui m’appellent. J’irai là-bas, où se vivent les vraies choses, où se trouvent les vraies écoles, j’apprendrai à être “une vraie personne”. Je serai à la mode, je serai moderne, à l’avant-garde et je ferai bouger les choses. Il me regarde, ses yeux sont noués, ses mains sont soudainement moites. Je suis une inconsciente.

Vous parlez du “vivre ensemble”? Nous l’avons inventé.

Je ne sais pas alors ce que je quitterai en m’envolant. Je ne sais pas non plus que je le quitterai pour toujours, que tous autour de moi, mère, frère, soeur, voisin, voisine, professeur d’école ou vendeur de rues, nous quitterons pour toujours. Nous vivions à l’ombre, déguisés en petits soldats – c’était notre uniforme scolaire – mais nous avions aussi la plus belle lumière du monde.

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Nous étions, malgré l’isolement, malgré la terreur, de grands vivants. Nous savions comme personne découper les fruits pour qu’une bouchée soit optimale. Nous savions dresser des tables multicolores et merveilleuses, savions avoir les yeux qui mouillent en chantant sans avoir peur du ridicule, danser en chaînes humaines, célébrer des mariages, se coller aux enterrements, faire des ménages grandioses, comme des festivals, avec des tapis qu’on battait sur les balcons, des disputes mémorables, des baisers volés et des pipes magnifiques dans les voitures, la nuit, aux abords de la ville sous le rond-point de Notre-Père le président.

Vous parlez du “vivre ensemble”? Nous l’avons inventé. De “simplicité volontaire”? Elle nous fait rire tellement elle était évidente. De “manger bio, manger local”? Nous n’avions absolument pas besoin de regarder ailleurs, baigné de Méditerranée et de soleil, nous étions le paradis des mangeurs.

Nous n’avions certainement pas la jeunesse idéale. Mais nous avions l’avenir.

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Je ne savais pas que je n’allais plus jamais me sentir aussi vivante que je l’avais été en Syrie.

À l’ombre de la lumière, courant entre ruelles sombres et grandes cours ensoleillées, traquant la critique politique cachée dans une conversation, échangeant des regards complices avec les étudiants d’un autre quartier, d’une autre religion et d’un autre milieu habillé comme nous, nous n’avions certainement pas la jeunesse idéale. Mais nous avions l’avenir.

Nous n’en parlions pas vraiment, nous avions appris à nous la fermer sur la politique, mais nous en rêvions tous. Nous avions chacun, dans le fond de son coeur, une vision de la Syrie de demain. Nous brassions des rêves de fortune, de célébrité, de fondation de nouvelles écoles, de création de nouveaux journaux ou de grandes chaînes d’hôtel qui feraient de notre pays, enfin, une destination merveilleuse. Nous savions, comme une mère connaît le potentiel de son fils, qu’elle aurait tout pour plaire.

Nous croyions avoir l’avenir.

Nous l’avons définitivement perdu.

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Les oiseaux se cachent pour mourir

Je ne suis pas une sceptique. Ces récentes images d’horreur d’enfants asphyxiés au gaz sarin, comme tout le monde, je les ai vues. Je les fuis peut être, me protège de trop les regarder, par pudeur, par lâcheté, ou aussi par respect pour ces êtres humains dont la mort – le plus privé des moments de la vie – est rendue publique.

Je sais qu’il est sans doute d’intérêt public qu’elles circulent, qu’elles témoignent de la réalité de l’horreur, que les choses soient dites et claires pour qu’elles ne se répètent pas. Je sais qu’il y a beaucoup de cette intention dans leur diffusion. On dira, et je le comprend bien, qu’il faut justement qu’elles soient vues, par le plus grand nombre possible, pour espérer peut être une prise de conscience massive qui dise halte aux massacres.

Ne nous donnons pas l’illusion d’avoir changé quoi que ce soit en frémissant une heure.

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Mais justement, j’en doute. Ces images, diffusées côte à côte avec nos banalités, nos publicités, nos selfies de smoothie, nos nouvelles chaussures, des oeuvres d’art, des photos de culs, de bouches ouvertes, d’anatomie humaine et toutes ces autres images, ces milliers d’images de trop vont passer, comme les autres, et banaliser l’horreur, car passé le premier effroi, elles feront partie de notre carrousel d’images mentales et on s’y habituera. C’est ça l’horreur et le pire, c’est qu’elles fassent partie désormais de mon imaginaire, comme des fragments de Guernica de Picasso, ou de l’entrejambe de Gigi Hadid.

Ces images doivent au contraire être traitées avec le plus grand soin, avec le respect absolu qu’on doit aux morts, aux autres. Elles doivent être gardées dans un sanctuaire, il est important qu’elles existent, qu’elles témoignent de la dérive, mais il est urgent qu’elles existent pleinement. Qu’on ne les visite que dans le plus grand des recueillements. Et surtout pas entre deux clics.

Il est bon de nuancer, de s’informer et de ne pas gober la croisade de Trump.

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Passé le premier effroi, passé le coeur qui frémit, elles ne serviront que nos ennemis. Car ils savent très bien que ces images circulent, et ils savent pertinemment que la conscience des masses, ne pouvant pas les traiter mentalement, se rangera du côté de ce qui est disponible, au mieux, le négationnisme, au pire, la loi du plus fort. Je suis intimement convaincue que la diffusion de l’horreur et sa banalisation est une arme de guerre hautement sophistiquée.

Ne nous donnons pas l’illusion d’avoir changé quoi que ce soit en frémissant une heure, trois jours ou une semaine face à ces images.

La réponse est ailleurs.

On se fait Trumper

Il est beau, et il est bon de nuancer, de s’informer et de ne pas gober la croisade de Trump. Ce n’est pas à lui de faire le cowboy en Syrie. Nous sommes bien d’accord sur ce point.

Mais même la nuance est à nuancer.

Il ne faudrait pas, sous prétexte de surinformation, de dés-information, de flou et de chaos maintenu dans les nouvelles et les analyses qui nous viennent de Syrie, faire du négationnisme. Le point de bascule est sous nos pieds. Peu importe qu’il y ait pipelines de gaz ou une guerre froide qui se répète, il n’est pas non plus tellement important de savoir qui a commencé, au juste, ni quelles étaient les intentions des premiers coups de feu.

Mon pays est en train de se faire rapailler le ventre en plusieurs morceaux.

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Aujourd’hui, je ne suis plus couchée à plat ventre, dans le creux de l’ombre de cet été brûlant. Aujourd’hui, je profite de ma tribune pour inscrire ces mots quelque part. Peu m’importe qu’ils aient un réel impact sur le cours des choses. Mais les paroles qu’on ne dit pas pourrissent en nous.

Mon peuple est victime d’un massacre à grande échelle. Mon pays est en train de se faire rapailler le ventre en plusieurs morceaux. Ma terre se fait poignarder, et ses enfants hurlent. Depuis plus de quarante ans, nous vivions sous une ombre aliénante. Et nous sommes aujourd’hui sortis à la lumière pour les mauvaises raisons.

Ce que nous avons perdu est inestimable.

Je vous écris, en sachant que tous ces mots me coûteront peut-être ma sécurité en Syrie. En sachant aussi que dans quelques décennies, on aura même oublié le mot Syrie. Que ce pays aura été effacé de la carte du monde et que nous avons été témoins de cette disparition. Ça ne veut peut-être rien dire pour vous, mais pour nous, qui avons connu la vie dans ce pays, c’est l’ouverture du gouffre.

Ce que nous avons perdu est inestimable.

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