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En Pologne, lis-je distraitement sur le quai du métro, une femme vient d’être retrouvée dans une grange où, depuis 2019, son ravisseur la violait et la mutilait graduellement, jusqu’à finir par lui arracher dents et lèvres, transformant sa bouche en un trou béant.
Je cligne très lentement des yeux.
Redresse la tête.
Sept minutes d’attente, m’annonce le panneau d’affichage.
Bon.
Une pression machinale du pouce et mon écran se rallume.
Je compose le code à six chiffres.
Clique au hasard sur le premier réseau social à portée de main – X.
« Elle a l’air de pouvoir encaisser de la violence conjugale », m’accueille le commentaire salivaire d’un internaute sur la photo d’une inconnue. En tout, 68 mentions « J’aime ».
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Je scrolle.
« Que feriez-vous dans cette situation? », demande-t-on un peu plus bas, en légende d’une vidéo dans laquelle une collision fictive de météorite provoque l’apocalypse.
Une réponse populaire place une photo de l’actrice Sydney Sweeney à côté de celle d’un homme masqué, corde à la main, l’air à deux doigts du crime.
« Par contre, au moment où vous la trouverez, vous devrez faire la queue », prévient un autre usager, tandis qu’un troisième propose que le viol fantasmé de Sydney Sweeney soit « family style », pour qu’il puisse lui aussi en profiter.
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Je scrolle encore.
Tombe sur une complainte rédigée en majuscules furieuses et illustrée du visage de cette Française de 71 ans désormais connue du monde entier :
Gisèle Pelicot, violée à son insu pendant neuf ans par 72 inconnus recrutés en ligne par son mari, qui la droguait aux anxiolytiques puis filmait les assauts sur son corps inerte.
Et tout cela à Mazan, une toute petite commune française composée d’à peine 6 000 habitants.
Je fuis l’application.
Bascule vers une autre, plus froidement informationnelle.
Et dès la page d’accueil, j’apprends :
Le féminicide de la coureuse de fond ougandaise Rebecca Cheptegei, aspergée d’essence, puis brûlée à 80 % par son ancien compagnon, Dickson Ndiema Marangach, un mois seulement après avoir participé aux Jeux olympiques de Paris.
J’apprends :
Le bond entre 160% et 190%, sur divers sites pornographiques indiens, des recherches en lien avec le viol d’une jeune praticienne indienne, début août, dont la torture et le meurtre avaient déclenché une vague nationale de grèves.
J’apprends :
L’épidémie coréenne de deepfakes, ces photomontages générés par l’intelligence artificielle, qu’au moins 200 000 Coréens utilisent pour réimaginer des vraies écolières et enseignantes dans divers scénarios pornographiques.
Ces montages sont ensuite distribués sur le service de messagerie cryptée Telegram, dans des conversations classées selon le fétiche souhaité et l’école spécifique des victimes.
D’un balayement de pouce, j’envoie l’application et ses mots dans le néant.
Puis, je relève la tête vers le réel – plus que cinq minutes avant l’arrivée du métro – avant de la noyer dans le virtuel à nouveau.
Sur mon fil Instagram, un reportage vidéo se lance tout seul, la figure de Gisèle s’accompagnant cette fois-ci d’une voix off.
« Au moins 200 viols, narre-t-on. Chacun capturé et archivé par le mari dans un dossier titré “ABUS” contenant 4 000 fichiers triés selon l’acte, le prénom, voire l’âge de l’assaillant. »
Je scrolle.
Puis, nauséeuse, reviens sur la vidéo.
Dominique Pelicot – c’est le nom du mari – broyait des comprimés de Temesta dans le souper de sa femme, un mode opératoire prenant le nom de « soumission chimique » et visant à ôter à la victime toute capacité de résistance par l’administration secrète ou forcée d’une substance psychoactive.
Je n’arrive pas à scroller.
Ensuite, Dominique faisait patienter le violeur du jour dans le stationnement d’une école environnante, le temps que la dose fasse effet, ce qui pouvait parfois durer une heure.
Je n’arrive pas à scroller.
Chaque assaillant devait arriver à pied pour ne pas alerter le voisinage, se déshabiller dans la cuisine afin qu’aucun vêtement ne soit oublié sur place et ne dégager aucune odeur reconnaissable – pas de tabac, pas de parfum.
Je n’arrive pas à scroller.
Avant l’acte, il fallait se laver les mains à l’eau chaude ou les placer contre le radiateur, pour ne pas risquer de réveiller Gisèle…
Je n’arrive pas à scroller.
…qui est d’ailleurs très sensible et « chatouilleuse », comme Dominique le chuchote à un assaillant sur l’une des dernières vidéos de viol enregistrées. Pour ne pas l’étouffer, il lui dicte donc d’y aller « doucement » et « pas avec les mains, pas avec les ongles ».
Je n’arrive pas–
Sur Gisèle, ces inconnus peuvent être deux, parfois trois, et souvent sans protection – une préférence du mari.
Ils savent pourquoi ils ont fait la route jusqu’à Mazan, tous recrutés par Dominique sur le forum Coco.gg, banni cet été après avoir figuré « dans tous les dossiers criminels », où ils conversaient dans le salon privé « À son insu » entre adeptes du « mode viol », avant de basculer sur Skype puis de finaliser les derniers détails de l’assaut par téléphone.
Paralysie mentale.
« Chris le pompier », « Quentin », « Gaston », « David le Black », « jeanlucasiat », « Momo Ile de Ré »; de 2011 à 2020, Dominique garde une trace minutieuse de chaque inconnu posant les mains sur sa femme.
Un habitué séropositif la viole à six reprises. Un autre abuse de sa propre femme sédatée avec Dominique. Un autre veut faire violer sa fille de 15 ans. Un autre, sa mère. Un–
Je quitte l’application au beau milieu d’une phrase.
Sur le quai d’en face, les chiffres du panneau d’affichage m’apparaissent d’abord flous, puis plus clairs : trois minutes d’attente.
Je fixe le vide.
Puis, incorrigible, mon écran :
Sur TikTok, des festivalières s’alertent entre elles, après avoir été piquées dans la foule par des seringues potentiellement chargées au GHB, une autre forme répandue de soumission chimique.
Sur X, une femme confie au journal Le Parisien que Dominique Pelicot aurait donné à son mari, et à bien d’autres conjoints encore, « la recette » parfaite pour violer sa compagne.
Sur Instagram, on mentionne qu’avant le point de bascule du 2 novembre 2020, Gisèle et sa fille, Caroline, décrivaient encore Dominique aux enquêteurs comme un « super mec », un « chic type » et un papa « présent ».
« Ma fille, à poil », se nomme l’un des dossiers retrouvé sur son ordinateur par les enquêteurs.
À l’intérieur, des photos dénudées d’une Caroline probablement droguée, que son père prend à son insu puis diffuse en ligne.
Deux minutes d’attente.
Et je scrolle, scrolle, scrolle.
Tombe sur une image tirée d’un reportage France 2 et relayée par une publication colombienne virale, dans laquelle une cinquantaine d’accusés patientent devant la salle d’audience du procès Mazan, entamé le 2 septembre.
La file d’attente est si longue qu’elle déborde du cadre.
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Aussi longue, même, que la liste détaillant leurs noms et professions, qui flotte un peu partout en ligne, jusqu’à atterrir sur mon fil.
Journaliste, étudiant, chauffeur routier, conseiller municipal, électricien, chef d’entreprise, ouvrier, laïques, croyants, Caucasiens, racisés, des amis, des pères, des « monsieurs Tout-le-monde » déjà condamnés pour violence conjugale et viols sur mineurs, des hommes « attentionnés » et « soucieux des autres » dont les disques durs ploient sous une quantité monstre de contenus pédopornographique ou zoophile.
Et moi, je scrolle, anesthésiée.
Lis, sans pouvoir m’arrêter, que Dominique Pelicot propageait aussi en ligne des photos nues de ses deux belles-filles, Aurore et Cécile, qui, à l’époque, était enceinte de jumelles.
Lis : qu’il soudoyait ses petits-enfants en sucreries pour pouvoir jouer au docteur et les déshabiller.
Lis : qu’en 1999, il avait tenté d’agresser une agente immobilière avec un exacto et une compresse d’éther, mais que celle-ci était parvenue à s’échapper, chose que Gisèle ne saura jamais.
Lis : qu’il est verbalisé en 2010, puis arrêté pour de bon en 2020, surpris par des vigiles d’un centre d’achat en train de filmer sous la jupe des clientes.
Une minute.
Sur X, les opinions s’entrechoquent.
« Le procès Mazan me fait tellement peur et me conforte dans l’idée qu’on est à l’abri nulle part. Jamais. Qu’on ne peut se fier qu’à nous-même. Que ces hommes-là sont partout autour de nous, sans qu’on le sache », craint-on d’un côté.
Puis :
« Moi aussi, ça m’a choqué, mais ce n’est pas une raison pour faire des généralités aussi abjectes. La plupart des hommes sont gentils et bienveillants, ils ne sont pas TOUS mauvais », se défend-on de l’autre.
Puis :
« Combien d’hommes ont vu cette annonce ? », s’interroge-t-on quant aux invitations de viol distribuées en ligne par Dominique Pelicot au fil des années.
« Combien sont-ils à ne pas avoir dénoncé? Des centaines, des milliers… »
Puis :
« Les petites connes qui généralisent en mettant tous les hommes dans le même sac, vous n’êtes pas mieux que les hommes qui accordent le bénéfice du doute à cette histoire », réagit-on.
Retour sur Instagram : l’abbé Pierre aurait agressé sexuellement au moins 17 femmes entre la fin des années 70 et 2005, dont une enfant, et plusieurs Montréalaises.
Le métro débarque, m’arrachant brutalement à ma transe.
Quand les portes s’ouvrent, je ne pense à
rien.
Puis à cette notification Slack.
Puis à ce courriel, à cette dernière tâche à terminer, à ce coup de fil à passer, à ma liste de courses, au fait qu’être une femme soit une sentence de mort, à ma commode IKEA livrée jeudi prochain.
Un matin virtuel comme un autre.