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Nos standards de féminité sont-ils transphobes?
Soit.
Imaginons, le temps d’un article, que la boxeuse algérienne et médaillée d’or olympique Imane Khelif soit effectivement un homme.
Après tout, c’est l’hypothèse qui semble faire l’unanimité d’une certaine frange de la population – de la Fédération internationale de boxe (IBA) à Elon Musk, J.K. Rowling, Logan Paul ou encore Donald Trump – , surtout depuis sa victoire en 46 secondes contre l’Italienne Angela Carini, qui refusera ensuite de lui serrer la main pour cause de combat qu’elle a qualifié d’« injuste », clamant n’avoir « jamais été frappée aussi fort ».
Aux yeux du monde entier, la force de ce poing sera une preuve suffisante pour qualifier Imane Khelif d’homme se faisant passer pour une femme.
D’autant plus que, au cours de la carrière de la boxeuse, cet incident survenu en huitième de finale des Jeux olympiques est loin d’être un cas isolé.
En effet, aux Championnats du monde féminins de boxe amateur de 2023, Imane Khelif et son homologue taïwanaise Lin Yu-ting avaient effectivement été disqualifiées après avoir échoué à un test de genre, des chromosomes mâles XY ayant été vraisemblablement découverts dans leur caryotype.
Et puis, aux Jeux olympiques de 2024, nouvelle allégation biologique : celle d’une sécrétion élevée de testostérone, dont dépend la vitalité physique et sexuelle des hommes.
« Mon enfant est une fille. […] C’est une fille forte. Je l’ai éduquée pour qu’elle travaille et qu’elle soit courageuse. Imane est un exemple de la femme algérienne », affirme pourtant son père, Omar Khelif, qui montrera à l’AFP des photos de son enfant plus jeune pour prouver qu’Imane a toujours été une femme.
« Je suis une femme comme les autres. Je suis née femme, j’ai vécu en tant que femme et j’ai concouru en tant que femme », renchérit pour sa part Imane Khelif, qui, dès la médaille d’or glissée autour du cou, portera plainte pour cyberharcèlement aggravé, citant entre autres les noms de J.K. Rowling et d’Elon Musk.
Mais, avec des preuves qui semblent s’empiler jusqu’au ciel, qui, finalement, dit vrai?
Pour élucider ce supposé mystère, prétendons donc, à notre tour, que la boxeuse soit effectivement un homme, et allons au bout de chaque argument.
Le calvaire des ovaires
À commencer par celui de la testostérone, cette hormone stéroïdienne que les hommes doivent remercier pour leur masse musculaire, leur pilosité, leur voix grave, leur libido, ainsi que l’appareil reproducteur qui lie leur pensée à l’action.
Cette hormone est également présente chez les femmes, bien qu’en toute petite quantité – juste assez pour maintenir un corps sain, des os solides et un taux d’œstrogène dominant.
Que se passe-t-il, toutefois, quand une femme produit naturellement un surplus de testostérone? Reste-t-elle une femme ou bien est-elle, sur le plan biologique, un homme?
« La féminité ne se joue pas qu’au niveau hormonal. Ça définit qui on est […] et surtout, comment on se sent », me répond la créatrice de contenu francophone Capucine Coudrier, qui se définit comme « femme cisgenre », malgré un niveau de testostérone considéré comme « très légèrement au-dessus de la moyenne ».
Elle n’y peut rien, après tout, si se sont abattues un jour sur elle les foudres du syndrome des ovaires polykystiques, plus communément abrégé « SOPK ».
Chronique, méconnue et incurable, cette condition médicale se caractérise par un dérèglement hormonal qui s’accompagne souvent de menstruations irrégulières, de fluctuations d’humeur, d’une prise imperdable de poids, d’acné, de diabète ou encore de kystes ovariens cancérigènes.
Elle peut également provoquer une surproduction de testostérone appelée « hyperandrogénie » aux effets dits « virilisants » pouvant troubler celles qui en souffrent dans leur féminité.
On parle donc d’hirsutisme (hyperpilosité épaisse dans des zones habituellement imberbes chez les femmes), de calvitie, de fatigue intense ou d’infertilité; tous des symptômes qu’endure simultanément Capucine.
« C’est une grosse charge mentale d’y penser tout le temps. C’est vraiment dur, de se sentir “diminuée” par la maladie », considère celle qui fait désormais de la sensibilisation au sujet du SOPK via son compte Instagram @ovairetherainbow.
Dur, aussi, de continuer à se sentir femme, selon ce que confie Anaïs, 32 ans. C’est seulement trois ans plus tôt qu’elle a enfin pu poser le mot « SOPK » sur une suite de changements corporels inexplicables ayant cours depuis ses 17 ans, y compris un ventre ou une pilosité « comme peuvent avoir les hommes ».
Si elle dit avoir depuis réappris à aimer son corps et à se sentir désirable envers et contre tout, voir le taux élevé de testostérone sur son bilan hormonal n’a d’abord pas été une source de soulagement.
« C’est un peu difficile à vivre, parce qu’on a l’impression d’avoir été une fraude toute notre vie. On se dit : “En fait, je n’ai pas le corps ou le bilan sanguin qu’une femme devrait avoir.” »
Imane Khelif, que plusieurs soupçonnent d’avoir une hyperandrogénie lui conférant un « avantage sportif indu », se situerait-elle donc dans cet entre-deux?
Le test de la testostérone
Nul ne sait.
À ce jour, et qu’importe les éléments qui nous pousseraient à supposer la présence d’un SOPK ou de l’hyperandrogénie, Imane Khelif ne s’est jamais prononcée là-dessus. Pas même l’IBA n’a vérifié ce paramètre hormonal dans son fameux test de genre, en 2023.
Reste qu’en principe, invalider la féminité d’une personne sur la seule base hormonale serait un raisonnement erroné, selon Capucine.
« Entendre : “Si tu as plus de testostérone que la moyenne, tu n’es pas une vraie femme”, c’est très agaçant. Ça serait bien de comprendre qu’on a toutes des taux d’hormones différents. »
Déjà, en 2021, le média de vulgarisation Scientific American prévenait que la testostérone n’était pas une « entité mystérieuse qui surgit de nulle part » et qui serait capable d’imposer la pluie et le beau temps dans le corps d’une personne, mais plutôt « une hormone qui fluctue selon le comportement et les normes sociales ».
Est-ce qu’un degré élevé de testostérone rendra nécessairement une femme plus compétitive qu’une autre, notamment dans le domaine du sport? Sans doute.
Mais Scientific American précise aussi qu’après avoir gagné une compétition ou remporté un simple défi qui boosterait suffisamment l’égo, n’importe qui pourrait voir son niveau de testostérone augmenter.
Quant à un possible « avantage sportif », n’est-il pas chose commune, dans le sport, de s’appuyer sur ses atouts naturels?
« Bizarrement, on ne fait pas les mêmes débats avec Wembanyama et son 2 mètres 20, Phelps et ses immenses pieds, ou encore Marchand et sa superbe récupération physique liée à sa très bonne génétique », fait remarquer Capucine, citant d’éminents athlètes masculins eux aussi favorisés sur le plan génétique.
Le dernier mystère biologique à élucider serait donc celui de la présence de ce fameux caryotype de chromosomes mâles XY chez Imane Khelif et Lin Yu-ting; une découverte suffisamment incriminante pour que l’IBA les accuse de « de tromper leurs collègues » en se faisant « passer pour des femmes ».
Seulement, que fait-on des personnes intersexes possédant « des chromosomes XY ainsi qu’une anatomie féminine externe »? Car elles existent en nombre, surtout dans le sport d’élite.
Seraient-elles donc toutes des hommes se faisant passer en connaissance de cause pour des femmes? Là encore, la revue Scientific American nous apprend qu’en général, les différences anatomiques sont si minimes que beaucoup de femmes intersexuées ne se découvriront jamais comme telles, vivant leur féminité comme une évidence.
Et pour celles qui le découvriront, l’univers sportif pourra alors être un choix aussi évident que pour un Michael Phelps sautant dans une piscine à l’âge de sept ans.
La police du beau
Bon.
Si aucun facteur biologique et invisible ne suffit pour affirmer qu’Imane Khelif serait un homme, ceux visibles le pourraient-ils? Sans doute que oui; son physique ne serait pas autant passé au crible depuis deux semaines, sinon.
Mâchoire angulaire, épaules carrées, bras musclés; on ne manque pas, depuis deux semaines, de pointer chez la boxeuse tous ses traits un peu trop éloignés d’une féminité classique.
Mais quelle serait-elle, cette grille universelle de féminité dans un monde de critères esthétiques sans cesse en évolution?
Dans les années 2000, l’actrice Angelina Jolie était maintes fois nommée « Plus belle femme du monde » avec une mâchoire plus carrée encore que celle d’Imane Khelif. Dans les années folles, la mode « garçonne » aurait fait de la boxeuse une reine de beauté. En 2018, la même fermeté athlétique qu’elle arbore sur le ring était considérée comme le nouvel idéal corporel féminin.
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À moins que ce ne soit justement le ring, le problème? Certains sports seraient-ils si masculins qu’une femme, pour l’exercer, serait obligée de laisser sa féminité au vestiaire?
Si la réponse est oui, sachez qu’un débat similaire a déjà eu lieu dans les années 80 avec une autre médaillée olympique : la cycliste française Jeannie Longo.
Dans une entrevue d’archive récemment rediffusée par Brut, son choix de carrière sera fougueusement remis en question par un autre cycliste, Marc Madiot, au nom du respect du « côté esthétique » du sport.
« Vous [les cyclistes féminines], vous êtes moches. Je suis désolé. Voir une femme sur un vélo, c’est moche », se prend ainsi en pleine figure la cycliste française médaillée à de multiples reprises.
« Je regarderai le cyclisme féminin le jour où elles mettront des maillots un peu plus jolis, des cuissards un peu plus jolis et auront des cuisses un peu plus jolies, c’est tout », exprime-t-il.
Que doit-on déduire de ces paroles, exactement?
Qu’il faudrait, pour être officiellement considérées comme féminines, que Jeannie Longo et Imane Khelif aient d’abord été des objets de désir aux yeux de Marc Madiot – et donc, du reste des hommes?
Que ceux-ci forment le jury devant lequel toutes les femmes de ce monde doivent défiler pour que leur féminité soit niée ou légitimée par les fantasmes de ces messieurs?
Toutefois, on comprend mieux la découpe des tenues sportives féminines systématiquement plus érotiques que fonctionnelles, et ce, malgré les nombreuses plaintes des joueuses. Une tradition à laquelle les Jeux olympiques n’ont d’ailleurs pas échappé.
À peine les maillots des athlètes américaines étaient-ils révélés par Nike que la marque se retrouvait ensevelie sous des accusations de sexisme, le symbolique morceau de tissu couvrant l’entrejambe des coureuses contrastant brutalement avec le short recouvrant à moitié les cuisses des coureurs.
« C’est un costume né de forces patriarcales qui ne sont plus bienvenues ou nécessaires pour attirer l’attention sur le sport féminin », dénonçait la coureuse et championne américaine Lauren Fleshman.
Ce même sceau patriarcal autrefois nécessaire priverait-il donc aujourd’hui Imane Khelif de son droit à la féminité?
Elle, dont la force n’a jamais été envisagée comme possible pour une femme, dont les traits nord-africains sont aux antipodes des standards esthétiques occidentaux, et dont la rage de vaincre détonne avec la docilité exigée des critères de féminité.
Elle qui n’est pas un fantasme – et qui ne peut donc pas être une femme.
Tous les chemins mènent à la transphobie
Alors, soit.
Prétextons qu’Imane Khelif n’est pas une femme cisgenre. Ou bien qu’elle le soit. À ce stade, qu’est-ce que cela changerait à l’histoire?
« Absolument rien », me répond Céleste Trianon, juriste et activiste transféminine, pour qui le véritable problème réside moins dans l’invalidation du genre que dans la volonté de déshumaniser.
« Elle ne mérite pas d’avoir son humanité respectée et défendue parce que c’est une femme, mais parce que c’est un être humain. Point final », soutient Céleste.
La boxeuse elle-même semble l’avoir compris d’emblée en centrant son combat sur le plan de sa « dignité humaine », répétant comme très simple ligne de défense qu’elle est une femme. Parce qu’elle en est une. Aussi simple que ça.
Ou peut-être pas, car ce fait ne cesse d’être remis en question, non pas pour défendre l’idée de féminité, mais pour condamner son élargissement à une réalité plus diverse.
« Cette polémique, avec Imane Khelif qui est une femme cisgenre, est teintée de transphobie puisque c’est une rhétorique d’arguments transphobes et réactionnaires qui sont utilisés contre l’athlète », distingue Capucine.
Et aux premières lignes de cette rhétorique, les femmes transféminines, que l’on érige constamment en contre-exemple et en menace à une « vraie » féminité.
C’est pourquoi chaque compétition sportive féminine ou presque s’accompagne cycliquement d’une « transvestigation » virtuelle, soit ce mouvement transphobe qui vise à « démasquer » des personnalités publiques aux attributs de féminité « suspects » – mâchoire carrée, muscles prononcés, testostérone : vous voyez à présent le topo.
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C’est ce qu’a vécu la double championne olympique sud-africaine Caster Semenya, disqualifiée des Jeux olympiques de 2019 pour ses traits hyperandrogènes et intersexués, puis forcée à réduire médicalement sa testostérone, au détriment de sa santé.
Quant aux accusations d’être biologiquement homme, elles ont été combattues par la joueuse de tennis Serena Williams pendant une bonne partie de sa carrière.
« C’est de la transphobie, de la misogynie et du racisme : donc de la transmisogynoir. Et c’est si répétitif que ça devient systémique », remarque Céleste.
Le combat, à ses yeux, reste le même; qu’il s’agisse d’Imane Khelif, d’une athlète s’identifiant comme transféminine, d’une coureuse de 9 ans aux cheveux courts ou de toutes les femmes vivant leur féminité au gré de leur SOPK.
« Il n’y a aucune différence entre une femme transgenre mégenrée et une femme cisgenre mégenrée. Dans les deux cas, c’est un déni de soi. »