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Nos fantômes du passé

Ou la petite hantise d’affronter l’inoubliable.

Par
Jean Bourbeau
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Combien de fois ai-je contourné cette rue, craignant ta rencontre, seulement pour te retrouver au détour d’une autre, effleurant ton regard tel un voile noir flottant dans l’air du temps.

Nous qui avions connu l’intimité la plus périlleuse, sommes maintenant pris au piège de ce trottoir, jouant les rôles d’étrangers sans noms.

À bout de souffle, je réalise que les années se sont écoulées et que tu n’es plus qu’un fantôme du passé.

Chacun de nous porte en lui une constellation d’êtres évanescents, errant quelque part dans la ville. Leur apparition est toujours imprévisible, surgissant soudainement avec une brutale familiarité. Ils évoquent des récits inachevés dont la quiétude n’est pas tout à fait ancrée, nous rappellent ce qui fut et ravivent des cicatrices que l’on croyait pansées.

Ils se manifestent sous les traits d’anciens camarades de classe, d’amitiés broyées, de romances improbables, de patrons tumultueux ou de flammes éteintes. Vaste liste de possibilités.

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Nous les rencontrons partout et nulle part, surtout dans la rue. Tout va bien quand soudain, un bloc d’abîme, un sentiment de panique. Le temps se replie sur lui-même face à ce revenant au pouvoir de tout faire figer.

Un vertige que l’on connaît tous trop bien.

Le labyrinthe de la cité est trompeur, car son anonymat est illusoire. Nous croisons toujours les mêmes visages, en particulier ceux que nous cherchons le plus à fuir. Dans une petite ville, les couloirs du hasard se resserrent. Personne n’est à l’abri de l’inévitable. Le destin aime jouer de ces ironies, nous rappelant que nul ne peut échapper à son passé ou aux personnes qui le peuplent.

Confrontés à ces apparitions et à la détresse inattendue dont elles sont porteuses, un choix délicat s’offre alors à nous : affronter la situation ou l’enjamber.

En l’abordant de front, nous avons la possibilité de trouver un semblant de résolution et de semi-panser les blessures ou, du moins, clarifier peut-être les malentendus.

Un salut de la tête, un sourire, un hochement timide. Nous nous installons, chacun rempli d’effroi, en quête des mots justes qui semblent toujours insuffisants. Nous balbutions des insignifiances; sous le poids de l’instant, les phrases vacillent.

Un cœur froissé digère mal.

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L’espoir de résoudre les problèmes laissés en suspens devient vite bafoué. Nous en sortons plutôt mal à l’aise, souvent frustrés, en sacrant contre notre infortune et l’ordre cosmique qui dirige le trafic des rencontres.

Avouons-le; bien plus souvent, nous choisissons d’ignorer le spectre pour faciliter notre pauvre vie et échapper temporairement à l’inconfort de ce tourbillon émotionnel.

Nous faisons semblant de ne rien voir, fixant bêtement l’horizon ou plongeant dans nos téléphones, ces lâches boucliers qui nous protègent des tempêtes de ce monde. Réfugiés dans un faux présent, nous sommes persuadés que la page est tournée, convaincus que « cela ne sert à rien » et que nous sommes déjà ailleurs.

Nous découpons notre existence en chapitres, certains personnages revenant parfois sans demander l’avis de l’auteur. Cela fait prendre conscience que nous avons peu de contrôle sur les allées et venues du passé, que ce soit dans nos rêves ou dans l’espace public. La ville comme la nuit grouille de sentiments périmés.

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Une fois la collision terminée, les pas reprennent et nous comptons les blessés. Les souvenirs, en particulier ceux qui brûlent, émergent tels les fragments d’une mélodie oubliée, jouée sur le vieux jukebox de notre quotidien.

Au-delà d’un simple malaise anecdotique, ces instants interminables sont surtout révélateurs de vérités plus profondes sur nous-mêmes et sur nos relations avec autrui. Ils nous rappellent l’incertitude de la vie et la fragilité de nos liens. Ces brefs moments nous amènent aussi à réfléchir sur nos choix d’hier, sur les chemins non pris et sur les personnes qui ont croisé notre route.

Ces réunions dépourvues d’explications sont le reflet de notre humanité. Nous devons apprendre à vivre avec la hantise de nos fantômes du passé.

Deux ombres se frôlent, aucun mot n’est prononcé.

Tout a été dit.