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Nommer ou ne pas nommer le tueur?
Nos fils Facebook regorgeaient encore de photos d’enfants déguisés lorsqu’un jeune homme en costume médiéval armé d’un sabre japonais est venu gâcher la fête dans le Vieux-Québec samedi en fin de soirée.
La suite, vous la connaissez.
Le tueur a fait sept victimes au hasard – dont deux ont perdu la vie – avant de se faire arrêter et accuser de meurtre.
Si ces motifs demeurent nébuleux (et qui font l’objet d’une enquête), on a appris de la police que l’homme avait déjà manifesté son intention de commettre des gestes violents.
Dans toute cette affaire, quelques voix se sont élevées pour inviter les médias et la population à se garder une petite gêne sur les détails concernant l’assassin présumé, histoire de ne pas glorifier son geste et lui donner l’attention qu’il recherchait peut-être en frappant de manière aussi barbare.
Oui c’est important d’en parler, mais pas à n’importe quel prix.
Le débat n’est pas nouveau. Mon camarade Lagacé en parle depuis des années dans ses chroniques. J’ai moi-même couvert plusieurs années les faits divers à La Presse sans me poser de questions sur le sujet. Pour moi, documenter la vie de l’auteur (ce sont des hommes 95% du temps) d’une tuerie de masse fait partie de la job, comme un morceau important du casse-tête pour comprendre.
Confrontés à l’inconcevable, les gens veulent savoir ce qui s’est passé, mais surtout ce qui se passe entre les oreilles de quelqu’un au point de le pousser à faire deux heures et demie de char pour aller découper des badauds au sabre.
Oui c’est important d’en parler, mais pas à n’importe quel prix souligne d’emblée la médecin-psychiatre Marie-Ève Cotton, qui invitait dimanche les gens à éviter de donner de la visibilité à l’auteur des attaques.
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« C’est sûr que la divulgation du nom de cette personne, de ses photos, c’est du renforcement et c’est exactement ce qu’elle recherche », croit la psychiatre, ajoutant que ces tueurs sont souvent isolés, rejetés et qu’ils peuvent être séduits par cette idée d’avoir leur quinze minutes de gloire.
Marie-Ève, qui partage son temps entre Montréal et le Nunavik depuis une vingtaine d’années, ajoute que les études démontrent que la recherche de notoriété constitue un moteur important chez plusieurs tueurs.
«Il y a un voyeurisme naturel, une fascination pour le crime, le crapuleux et c’est très payant pour les médias de rationaliser en invoquant le droit de savoir.»
En d’autres mots, les problèmes de santé mentale ne justifient pas tout. « C’est sûr que c’est un enjeu important, mais ça ne veut pas dire que ça te déresponsabilise. Il faut faire des distinctions; la haine, la rage et la colère ne sont pas des problèmes de santé mentale », nuance la psychiatre, précisant que l’amalgame meurtres – maladie mentale est dangereux et court-circuite d’autres explications. « Je ne dis pas de ne pas aborder la santé mentale, mais ça ne doit pas être le seul focus », insiste la médecin spécialiste.
Loin de vouloir empêcher les médias de faire leur travail, elle appelle toutefois à la sobriété, encore plus à l’heure où les réseaux sociaux alimentent allègrement cette visibilité. « On peut donner des infos sans partager des photos et des éléments biographiques », souligne-t-elle.
Marie-Ève dresse un parallèle avec les suicides, qui ont profité avec le temps d’un cadre permettant d’aborder le phénomène sans créer un effet d’entraînement.
Est-ce que les médias vont se doter d’une telle marche à suivre? Peut-on parler de l’horreur loin des superlatifs et sans désigner le monstre? Marie-Ève Cotton ne cache pas son pessimiste. « Il y a un voyeurisme naturel, une fascination pour le crime, le crapuleux et c’est très payant pour les médias de rationaliser en invoquant le droit de savoir », résume la psychiatre, qui ne se place pas au-dessus de la mêlée. « J’ai la même curiosité, mais il faut prendre un recul de perspective pour voir les impacts. »
Pourquoi montrer un tueur dans un spa
« Oui, le public a besoin de comprendre ce qui est arrivé. Par contre, le public n’a clairement pas besoin de voir la photo de l’accusé dans un spa », pouvait-on lire lundi matin sur la page Facebook du groupe Notoriété Zéro, qui milite pour réduire la visibilité accordée aux responsables de tueries médiatisées.
Cette publication faisait référence à la une d’un quotidien, sur laquelle une photo du meurtrier de Québec apparaît en mortaise dans un spa, coiffé du titre « Un vrai monstre ».
La veille, le groupe avait partagé un message demandant notamment aux médias de limiter la diffusion du nom de l’auteur du massacre.
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Plus de 1500 personnes ont partagé l’appel à tous, du jamais vu pour les administratrices et administrateurs de la page, des citoyens « ordinaires» qui le font par conviction. « C’est la première fois qu’on voit un tel écho dans la population », admet la porte-parole du groupe Élise Demers, racontant que leur page FB est née au lendemain des attentats à la mosquée de Québec. « On ne dit pas de ne jamais nommer les responsables, les médias ont un travail à faire, mais est-ce possible de ne pas le nommer 20 fois dans l’article ou d’en parler pendant des semaines. Les médias peuvent prévenir la contagion », estime Mme Demers, qui invite tous les journalistes à consulter un guide sur le traitement médiatique lors de tueries de masse, publié en janvier 2019 par l’Institut national de la santé publique.
Si l’effet domino semble moins clair avec la médiatisation des tueurs qu’avec celle des suicides, le groupe Notoriété Zéro croit néanmoins qu’une couverture plus neutre ne pourrait pas nuire. « On doit des explications aux victimes et à la communauté, mais il y a des moyens plus éthiques de le faire », souligne Élise, citant en exemple certains choix de titres ou le fait de braquer des micros sous le nez de témoins encore ébranlés. « On peut rester le plus factuel possible, mais c’est sûr que de titrer «Nuit d’horreur » ça crée un effet de panique et ça peut inspirer quelqu’un », résume-t-elle, confiante de voir un changement de culture à court terme.
L’éléphant dans la pièce
Sans excuser leurs gestes, les meurtriers de masse souffrent presque tous de graves problèmes de santé mentale. C’était le cas lors de la tuerie en Nouvelle-Écosse en avril dernier, c’était le cas lors du drame de Wendake récemment et ça semble à nouveau le cas présentement.
C’est l’éléphant dans la pièce en quelque sorte.
Pas pour rien que le maire de Québec Régis Labeaume a invité la population à un « débat de société » sur le sujet, alors que le gouvernement provincial vient d’annoncer un investissement de 100 millions pour rehausser l’offre de services en santé mentale.
Pour la Coalition des psychologues du réseau public québécois, nul besoin d’un massacre pour deviner que les gens ne vont pas bien. « Ça se voit partout, chez nos proches, pas besoin d’être psy pour le sentir », constate la porte-parole de la coalition Béatrice Filion, qui rapporte qu’un Québécois adulte sur cinq aurait présentement des symptômes de dépression majeure.
«Il y avait déjà un problème d’accessibilité avant la pandémie. Les psychologues n’ont rien à se reprocher, c’est le système qui ne fonctionne pas», explique Béatrice Filion.
Sa coalition montre du doigt les problèmes d’accès à des soins psychologiques dans le réseau public et souhaite freiner l’exode vers le privé où les conditions de travail des psychologues seraient nettement meilleures. « Il y avait déjà un problème d’accessibilité avant la pandémie. Les psychologues n’ont rien à se reprocher, c’est le système qui ne fonctionne pas », explique Béatrice Filion, qui impute à la perte de repères et l’absence de contacts sociaux dus à la pandémie l’explosion des cas de problèmes de santé mentale.
La psychiatre Marie-Ève Cotton constate également que les gens sont plus émotifs sur les réseaux sociaux, plus à fleur de peau.
Ça ne veut évidemment pas dire qu’ils sont tous des bombes à retardement à deux doigts d’aller commettre l’irréparable.
Ça veut peut-être juste dire que les maux invisibles de la pandémie font aussi des ravages, loin des soins intensifs et des bilans quotidiens.
Pour le reste, le présent article participe à l’effort de guerre en occultant l’identité du tueur du Vieux-Québec.
En fait, si nous avions des noms à écrire, ce seront plutôt ceux des victimes Suzanne Clermont et François Duchesne, qui ont eu la mauvaise fortune de s’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment.
La moindre des choses serait de se souvenir d’eux et non celui qui leur a gratuitement ôté la vie.