Logo

Correspondance entre Safia Nolin et Marc Séguin: la démesure des ambitions

Est-ce que les Québécois sont encore nés pour un petit pain?

Par
Safia Nolin
Publicité

L’auteure-compositrice-interprète Safia Nolin refuse d’être inhibée. Contre vents et marées (comprendre : contre trolls et matantes), elle ose prendre sa place. Marc Séguin, peintre, auteur et réalisateur, a pour sa part conquis le monde avec sa poésie singulière. On a réuni les deux créateurs en espérant répondre à une question précise : est-ce que les Québécois sont encore nés pour un petit pain ? S’ils ne s’étaient jamais rencontrés, il ne leur aura fallu que trois courriels pour développer une intimité rare. Contre toute attente, la correspondance a rapidement pris des allures de mentorat, question de répondre à une question plus importante encore : comment trouver le courage d’embrasser nos ambitions ?

ORIGINALEMENT PARU DANS LE SPÉCIAL NOUVEAU QUÉBÉCOIS DU MAGAZINE URBANIA

Safia à Marc – 19 janvier, 14 h 21

Allô Marc.
Comment tu vas ?

Publicité

(je me suis dit que ça commencerait bien la correspondance)
(réponds avec ton cœur)
(si possible)
(lol)

Marc à Safia – 19 janvier, 15 h 29

Safia, allô.

Tu commences raide !

Aujourd’hui chus poqué, pis grognon. Mais c’est OK. Je peux aussi très bien faire semblant que tout va bien.

Tsé, des fois (souvent), la vérité, ça intéresse pas vraiment les gens.

Je te dis ça avec un grand sourire ‘ké ? Ü

Parce que ça fait longtemps que je ne fais plus de nœuds avec les cordes des autres.

URBANIA veut qu’on se parle.

Je trouve ça le fun.

J’ai une profonde – et véritable – admiration pour ce que tu fais.

T’inquiètes, c’est un compliment tout simple. Avec zéro malaise.

m

Safia à Marc – 24 janvier, 23 h 14

Bon « 11 : 05 PM» !

C’est drôle, tantôt je suis allée au LaserTag pour la fête de deux de mes deux amies.

Publicité

J’ai tellement eu de fun, je suais pis le premier round j’étais vraiment pas bonne, mais le deuxième j’étais bonne parce que je voulais clencher tout le monde (je sais, c’est triste). Après ça par exemple, j’ai commencé à me sentir comme tu décris. C’est weird quand tu peux pointer la minute même où ton fun devient grognon/poqué/triste.

Un autre truc pas drôle/étrange de moi : je suis pas bonne pour mentir. En fait je suis terriblement poche. Ça fait que souvent à « Ça va ? », je réponds « Meh » ou ben « Non, mais c’pas grave ».

Je suis bonne pour faire semblant que ça va être correct, pis que y’a rien de grave.

Moi j’trouve qu’URBANIA a eu une maudite bonne idée. Ta belle boule d’amour/compliment pas de malaise plein de velours (ma phrase est malaisante), je l’accepte et je te la renvoie exposant 1000.

Je rentre en studio dans trois semaines, ça me stresse, Marc.

Ça me fait peur, faire un deuxième album, je pense juste à ça en ce moment. C’est normal. Quand tu sors un premier album, tout le monde te drille dans la tête la phrase suivante : « Ça a l’air que le deuxième album c’est le pire ! » Ostie que tous ceux qui m’ont dit ça : a) étaient quand même gossants ; b) AVAIENT QUAND MÊME RAISON.

Publicité

C’est difficile de continuer de faire toi en voulant aller ailleurs. L’affaire c’est que je veux pas « aller ailleurs », je veux ALLER AILLEURS. Je veux être de plus en plus moi pis aller de plus en plus loin. Pas dans le sens figuré, dans le vrai sens. Je suis quelqu’un de vraiment vraiment ambitieux. Je sais pas si c’est mauvais, mais moi j’aime ça.

Sauf juste avant d’enregistrer mon deuxième album.

x

Marc à Safia – 25 janvier, 22 h 26

Heille la fille !!!

Oublie ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire.

Parfois la vérité se dit. D’autres fois elle s’écrit, se peint, se chante…

Arrête avec tes histoires de deuxième album.

SAFIA ! Crisse. Tu fais ce que tu dois faire, OK !

Laisse faire les autres. N’écoute pas les gens qui n’ont jamais fait de deuxième album.

N’écoute pas non plus ceux qui en ont fait un.

N’écoute pas les gens qui « connaissent » ces choses.

Stp, je te supplie de faire tes trucs. Sans calculs.

Y’a assez de vie dans toi pour oublier celle des autres.

Y’a juste ton instinct à truster.

Celui qui déborde.

Tu sais ce que la religion catholique a eu de bien, chez nous ?

La Confession.

C’est merveilleux, la confession, pour l’art.

Ça nous révèle. C’est de l’auto-analyse. De la culpabilité.

C’est beaucoup par là qu’on se dit.

Normalement, quand c’est fait avec sincérité, ça nous désinhibe.

Publicité

Mais faut la respecter. Parce que c’est plein de vérité, qu’autrement on se cache.

À une autre époque fallait s’enfermer dans une petite pièce en bois inconfortable et révéler des choses à une personne cachée.

C’est comme l’art, mais en plus triste.

Il y a aussi l’alcool. Ça aide des milliers de gens à accepter les heures et les jours.

Heureusement. Un pas à la fois.

Parfois en titubant.

Peut-être qu’on est rendus là.

Il existe une conscience collective.

Souvent, elle reste silencieuse.

Parfois on s’étonne qu’elle chante. Ou qu’elle nous nomme.

C’est étrange la rencontre avec soi. Ça surprend.

Parce que c’est loin des attentes.

Sur mon avant-bras gauche, noté à l’encre : le ciel est mort ce soir / j’ignore pourquoi / mais je sais.

Suis à l’atelier. Dans une autre ville, dans un autre pays.

Tantôt j’ai pleuré devant une assistante. On était dans un petit resto boui-boui de tacos.

Pour rien. Absolument rien.

Ou parce que la vie est belle.

Publicité

« You’re crying, Marc », elle a dit sans cérémonie, mais ses yeux à elle brillaient.

Me suis dit : « D’où je viens, ça prend de la force pour pleurer. »

C’était la deuxième fois.

Les premières larmes sont bouleversantes pour n’importe qui.

Les deuxièmes sont des preuves de force.

Ne fais pas de deuxième album. T’as juste à faire tes trucs. Tête basse.

Ne croise pas les regards. Ils t’envient.

Va plutôt revirer au fond.

On a peur de ça ici, nous, les gens qui fabriquent des vérités.

Pis au final, on court vers ses peurs.

mx

Safia à Marc – 1er février, 9 h 19

Ça m’a vraiment touchée c’que t’as écrit.

J’m’excuse de mon rythme lent dans notre échange.

Je prends quelques jours pour faire flotter c’que tu m’as dis dans ma tête.

J’étais dans un chalet pendant 3-4 jours avec mes amis Joseph et Philippe, avec qui je fais mon premier deuxième whatever album.

Publicité

Ma musique est tellement personnelle que la première fois que j’ai joué mes nouvelles chansons devant eux, tard le soir dans ce petit mini chalet du rang Manigouche, j’ai paniqué. Tight. J’arrivais pu à jouer, j’tais tellement insécure.

Je bafouillais mes mots, je trouvais pu les accords, je m’excusais parce que c’était long pis de plus en plus pénible (juste pour moi).

Pis finalement je me suis dit : « OK fuck it. »

Allô les dudes, je me sens vraiment pas bien.

Je suis chanceuse d’être entourée de personnes merveilleuses qui veulent mon bien et qui me respectent dans mon art, mais surtout dans ma personne.

Y’ont compris, pis après quelque temps, je me suis sentie assez à l’aise pour finalement être capable de jouer les tounes.

Je bois plus ça fait presque trois ans maintenant. Parfois, parfois, j’aimerais ça tomber instantanément dans un état de drunkenness avancé pour pouvoir éviter ce genre de situation où le courage est loin pis l’insécurité est ben trop vraie, sauf qu’après coup, juste avant de faire dodo, je me rends compte que j’ai réussi pareil pis que c’est ben plus sain et merveilleux que ce soient mes amis et non six verres de scotch qui m’aient aidée à le faire.

Publicité

Pis à ces deux gars-là, j’ai confié mon désir infini de conquérir la planète.

« Conquérir la planète. »

Crisse que c’est plus tough de confier tes désirs secrets à des gens que t’aimes.

J’ai tellement envie de pousser des notes pis des mots en français à des anglophones, pour de vrai.

DE VRAI.

J’aime ça ici, mais j’aime ailleurs aussi.

Je veux les frapper dans’ face avec ma langue qu’ils comprennent pas.

As cheesy as it may sound, l’art c’est une langue en soi. En soit. En soie.

C’est ainsi que j’ai écrit mon premier duo de lesbienne bilingue (ceci n’est pas une blague).

Y me reste juste à trouver la parfaite chanteuse qui pourra être ma blonde l’instant d’une chanson.

Aussi,

Je vis mon premier break up.

I’m a late bloomer.

J’trouve ça rough.

Mais ça me donne envie d’aller plus loin.

De grandir pis de vivre encore plus fort.

P.-S. J’écoute Time To Say Goodbye d’Andrea Bocelli en pleurant, ça m’aide un ‘ti peu.

Publicité

Marc à Safia – 2 février, 10 h 4

… Peut-être que je pourrais t’aider encore plus, avec une perruque et une robe de bal blanche, en faisant Sarah Brightman (la fille qui chante avec Andrea Bocelli) pour ta toune d’amour de lesbiennes… Ü

T’as vu mes ambitions démesurées ?

Mais sous cette robe de chanteuse d’opéra pop, sois rassurée, je reste un gars, et je joue dans la même équipe que toi.

J’adore quand y’a pas d’ambiguïté entre les monsieurs et les madames. Tout est plus simple.

Je déteste les codes sociaux. Surtout ceux qu’on calque sur la biologie et qui fuckent les vraies relations.

Je t’ai lue ce matin, dans le ciel, au-dessus de notre beau grand fleuve. M’en allais sur mon Isle (vers le nord).

Je t’ai lue, hypnotisé par les glaces en dérive, et par tes mots.

Juste dire : on a un ostie de beau pays.

J’aimerais ça aussi te dire que ton ambition m’impressionne. Ça ferait beau avec notre thème. Mais c’est surtout ton instinct qui me touche. T’as quelque chose d’ouvert et d’assumé, dans les sentiments.

Un lien direct entre tes envies et la réalité.

Publicité

Celle des jours, et des heures. Celle des ruptures et des désirs. Celle qui veut dire. Simplement. Ou rire, ou brailler.

Y’a une honte résiduelle, et historique, qui nous a construits, les Québécois. Même si on tend à s’en éloigner, et s’en méfier, elle continue de paralyser plein de gens dans leurs désirs.

Tu fais bien d’avancer, Safia. Je te trouve belle dans cette conscience naïve. Celle dont plein de gens rêvent.

Tu devrais y aller, conquérir la planète.

Pour vrai.

Sans cérémonie.

Je sais que tu ne fais pas de calculs.

T’es en marge de la vraie vie.

Et ça dérange profondément le Grand Ordre.

On est menés par des moyennes. C’est triste.

Tu fais peur. Parce que t’as l’instinct qui dit ce qu’on étouffe.

Ne t’arrête pas au Monde. Il y a d’autres planètes. Je connais plein d’extraterrestres qui t’écoutent en cachette !

Tsé qu’à tous les jours (les nuits plutôt), je me demande à quoi je sers ?

Câline…

Ça fait pourtant beaucoup d’années qu’on me dit que je fais des choses correctes.

Publicité

Tout ce que j’arrive à accepter, c’est le risque pris, à 17 ans. Celui de foncer, sans égard pour les autres.

Je sais tes doutes. Je sais aussi les heurts qui viennent quand on se révèle.

Mais au final, je t’assure, t’as raison. Même si tu te trompes. Tu vas l’assumer.

C’est ça qui dérange dans l’ambition.

Je t’écris tout ça en sachant fort bien que chus peut-être dans un dalot de quilles, saoul, en train de te raconter des conneries.

Dans le fond, les envies c’est comme les larmes.

mX

Marc à Safia – 11 février, 18 h 18

Safia, allô.

Comment tu vas ?

M’inquiète un peu.

Réponds avec ton cœur, encore, toujours.

On m’a dit devoir remettre le texte demain, lundi.

Dis-moi si je peux faire quelque chose. Suis sérieux.

mx

Safia à Marc – 12 février, 11 h 17

Allô Marc.

Je vais t’écrire dans la journée pour t’expliquer.

T’inquiètes.

Mais je pense que ça va bien boucler notre échange.

Publicité

Safia à Marc – 13 février, 00 : 40

Allô Marc.

Je suis comme disparue, je m’excuse ben gros.

Je sais pas si t’avais remarqué mais je suis quand même quelqu’un qui de la misère avec ses emails. C’est jamais un manque d’intérêt, c’est plus comme un manque de place dans ma tête qui fait que je me dis : « Ah oui ! Oublie pas ça ! », pis ce mémo personnel me revient toujours comme 3-4 fois après, pis je me sens mal pis je capote.

Briser ce maudit cercle vicieux, c’est dans mes plans.

Répondre tout de suite.

Mais bien répondre.

Arrêter c’que je fais.

Mais si je veux pas arrêter ?

Ou si je peux pas arrêter parce que humain-que-j’aime-en-face-de-moi ?

Faut que j’arrête de checker mon crisse de cell.

Les premiers jours de février c’est tout le temps un peu poche.

C’t’année c’était intense.

J’ai eu des cours de conduite, j’ai eu des meetings avec mon label pour parler de mon deuxième album, de mon premier deuxième, j’ai eu des soupers anyway, je me suis fait tatouer, le Journal de Montréal a annoncé ma rupture à tout le monde, BREF ben du fun et du plaisir. (lol)

Publicité

Juste avant le milieu de février (c’est-à-dire il y a trois jours), une de mes meilleures amies a accompagné sa mère en fin de vie.

J’ai essayé de l’accompagner, elle, dans ça, avec quelques amis que je voyais moins parce que j’étais tout le temps occupée, jamais là et ben ben mêlée, mais que j’aime d’un amour profond, unique et sincère.

J’peux dire que c’est le truc le plus grandiose que j’ai vécu.

Le plus intense, le plus massif.

Je veux pas m’étendre sur le sujet parce que c’est tellement frais et personnel, je voudrais jamais y faire de la peine et je trouve que ça lui appartient à elle.

À mon trésor d’amie et son incroyable maman.

Deux femmes exceptionnelles.

On a squatté un salon dans le centre de soins palliatifs, comme des bums.

Comme au Quai des Brumes.

On a eu la chance de pouvoir être là pour notre amie.

Shout out au centre de soins palliatifs d’Hudson.

Sans blague, bravo.

J’ai compris de quoi, Marc.

Il y a beaucoup, beaucoup de lumière dans le noir.

Ça m’a peinturé l’dedans pour toujours.

Mon amie a accouché il y a deux semaines.

Publicité

D’un tout petit bébé minuscule et fragile que j’aime déjà vraiment beaucoup.

+50 Contraste

La vie, han.

Bernard, un gars qu’on a rencontré là, est atteint du cancer de la langue. C’est un peu dur de comprendre c’qu’y dit mais il est vraiment drôle et très gentil.

Y fume tout le temps. Pis on le croisait souvent sur la terrasse. Un moment donné, on parlait du fait que le centre de soins était merveilleux pis que la vue (une crisse de belle forêt) était débile pis que maudit que le staff était incroyable (pour de fucking vrai), pis y nous a simplement dit que quand y’est parti de l’hôpital pour aller là, y’avait dit « Youpi ! ».

Youpi en tabarnak.

Marc à Safia – 13 février, 8 h 13

Tu m’as fait sourire. J’espère, en fait je constate que tu vas bien.

Sont belles tes histoires. Vraiment. On y voit la vie, la vraie, dans sa terrifiante beauté.

Y’a mille fois trop de gens qui vivent dans leur marge.

Publicité

Un jour les gens comprendront que ce sont, justement, les conséquences qu’on invente à nos sentiments qui nous freinent.

On a choisi, par l’art, de vivre en dévoilement.

Ne pas avoir de brakes.

Ce sont les plus belles avancées.

Toi et moi, on n’est rien sans sincérité.

L’autre jour, une femme (dans une entrevue en direct, et avec insistance) a dit que j’étais « énigmatique et mystérieux ». Ben non, madame, justement pas, pis c’est ça que vous trouvez dérangeant.

Cette condition, aujourd’hui, sert à nous dire. Avec tous les risques que ça implique.

Et le courage d’affronter un monde qui endigue ses sentiments.

Sans concession. Il n’y a pas d’autres manières ; tomber les yeux grands ouverts.

C’est là qu’on existe. C’est là qu’il le faut.

Si c’est OK pour toi, j’envoie le texte à URBANIA.

T’embrasse fort, Safia, te souhaite une belle suite.

Marc X