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Nirvana aux Foufs : celle qui a fabriqué l’affiche du show mythique de 1991, c’est elle
« Tu vas le regretter un jour… », avait pourtant averti le producteur Dan Webster, qui venait tout juste de booker Nirvana aux Foufounes Électriques pour la deuxième fois.
Nous sommes en septembre 1991, le mythique trio de Seattle s’apprête à lancer Nevermind dans quelques jours et le billet coûte 10$ en prévente ou 12$ à la porte.
Le reste appartient désormais à l’Histoire.
« Il était gêné, le regard au sol, les cheveux dans la face. Il restait dans son coin, tout gentil et parlait doucement », se remémore Nancy.
Mais pas pour Nancy Beaulieu, alors employée des Foufs, qui a décidé ce soir-là de… passer son tour. « Le show était le 21 septembre, ma fête est le 22 et je l’avais fêtée le 20. J’étais super hangover et j’avais dit à Dan : des shows, on en voit tout le temps, ce soir je reste chez nous », raconte encore un peu la mort dans l’âme Nancy, qui avait tout de même été présente durant la journée pour le soundcheck, où elle a croisé Kurt Cobain. « Il était gêné, le regard au sol, les cheveux dans la face. Il restait dans son coin, tout gentil et parlait doucement », se remémore Nancy, au sujet de l’icône grunge, quelques heures avant de se réveiller et – selon la légende – mettre le feu aux Foufs.
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Presque trente ans plus tard, je rencontre Nancy dans la cuisine de son condo à Sainte-Julie, où elle est revenue sur ses belles années aux Foufs, durant lesquelles elle était entre autres responsable de bricoler (le mot n’est pas choisi au hasard) les affiches des shows à venir.
Oui, il y a l’emblématique poster de Nirvana, mais aussi des dizaines d’autres, tous conçus avec les moyens du bord (et de l’époque).
On prenait d’abord la photo du band envoyée par la compagnie de disques pour la promo, on découpait puis collait les informations avant de dessiner le fond au sharpie, puisque ça devait être noir pour les pubs au Mirror et au Voir.
« C’est un collage. On prenait d’abord la photo du band envoyée par la compagnie de disques pour la promo, on découpait puis collait les informations avant de dessiner le fond au sharpie, puisque ça devait être noir pour les pubs au Mirror et au Voir. On utilisait ensuite la photocopieuse », explique Nancy Beaulieu, qui était adjointe à la programmation et s’occupait du catering des artistes en visite.
Le nombre 200 est inscrit derrière le poster original de Nirvana, ce qui correspond au nombre de reproductions.
C’est l’artiste visuel et bédéiste de renom Henriette Valium (Patrick Henley) – alors chanteur du groupe Valium et les dépressifs – qui se chargeait ensuite de la sérigraphie.
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Je suis tombé récemment par hasard sur l’histoire de l’affiche du concert de Nirvana sur Facebook. Nancy Beaulieu racontait avoir été contactée par l’équipe de Xavier Dolan pour lui demander la permission d’utiliser son affiche dans un décor d’une nouvelle série en chantier. « Ça c’est la maquette originale que j’ai toujours chez moi », écrivait-elle aux côtés de la photo de l’artefact.
Il n’en fallait pas plus pour que le grunge fini en moi saute dans sa rutilante Matrix et se dirige vers la Rive-Sud.
Je pensais au départ parler seulement du concert de Nirvana, mais j’ai vite compris que Nancy Beaulieu avait été aux premières loges d’une époque bénie de l’histoire des Foufs et de la culture underground montréalaise.
Avant de me payer ce voyage dans le temps, Nancy Beaulieu, aujourd’hui âgée de 51 ans, m’a un peu parlé d’elle, d’où elle en était rendue dans la vie depuis ces folles années.
En gros, elle revient de loin. Très loin même.
Après avoir affronté deux cancers et une séparation douloureuse en début d’année, Nancy reprend le contrôle de sa vie et célèbre deux rémissions pour le prix d’une. « Je suis une miraculée », résume-t-elle, au sujet des cancers du poumon et de l’œsophage, tous deux pris à temps.
Je pensais au départ parler seulement du concert de Nirvana, mais j’ai vite compris que Nancy Beaulieu avait été aux premières loges d’une époque bénie de l’histoire des Foufs.
Elle a ensuite décidé de faire le grand ménage, au propre comme au figuré. Elle est devenue blonde (ce qui lui donne un air à la Molly Ringwald, sans la rousseur), s’est fait faire deux tatouages, a fait agrandir sa terrasse, a décoré son salon avec un faux foyer, a renoué avec de vieux et vieilles ami.e.s, a acheté des vêtements d’une autre couleur que le noir et vient de voir partir sa grande fille de 22 ans en appartement avec une coloc. « Elle vient de terminer son bac pour devenir infirmière. Je suis très fière d’elle, c’est pour ça que je vis bien son départ en appartement, je me sens comme si j’avais livré la marchandise », confie-t-elle.
Nancy est aujourd’hui conseillère financière. Mais comme elle est en arrêt maladie, elle en a aussi profité pour fouiller dans ses tiroirs, remettre de l’ordre dans ses affaires. Brasser sa vie, résume-t-elle.
C’est le fruit de ces fouilles qui se trouve sur la table de cuisine devant moi, près d’un plat de macarons achetés en mon honneur et du chat Nina (en hommage à Nina Hagen).
Nancy est arrivée aux Foufs après avoir complété le programme Art et technologie des médias à Jonquière à la fin des années 80. Très « alterno » et « dark », elle se trouvait alors trop snob pour travailler dans les radios commerciales. Elle s’est donc retrouvée co-animatrice d’une émission baptisée « Y a de la joie dans le ghetto » à CIBL, où elle a croisé la route de Sylvain Houde, le DJ responsable de la promotion au bar de la rue Sainte-Catherine, qui est devenu son coloc.
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Avec leur complice Dan Webster, ils ont alors connu des années fastes, comme en fait foi le vieil agenda de booking que Nancy dépose sous mes yeux. Juste flipper ces pages donnerait un orgasme aux plus prudes mélomanes.
Smashing Pumpkin, Pixies, BARF, Groovy Aardvark (des habitués), Sepultura, Fugazi et plusieurs autres gros noms, toujours à des prix dérisoires. « Ah eux, ils étaient vraiment fuckés, on les aimait bien! », lance Nancy, en pointant une affiche de Jim Rose Circus, un groupe composé de gens qui mangeaient de la vitre ou se plantaient des clous dans le nez.
Nancy fabriquait aussi elle-même les passes backstage pour les concerts aux Foufs et dans les autres bars satellites qui gravitaient autour. « J’achetais le plastique chez Bureau en gros et j’utilisais ensuite un fer à repasser… »
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Nancy a un sourire estampé dans le visage en regardant tout ça.
C’est sa vie et elle n’a pas regardé le train passer. La charge nostalgique est forte. Elle me montre de vieilles photos d’elle en noir et blanc datant de la même époque, cigarette à la main, piercing avant le temps, où elle ressemble à une mannequin un peu gothique.
Elle me tend ensuite de vieux fax qu’elle envoyait d’un océan à l’autre à ses ami.e.s, avant l’ère des textos.
Elle me déroule enfin une affiche géante de Pigface, un supergroupe rock formé par le chanteur de Ministry, qui changeait perpétuellement ses musiciens et a fait quelques arrêts marquants sur les planches des Foufs. « Ah ces shows-là! C’était toutes des légendes, dont Trent Reznor (Nine Inch Nails) qui chantait à deux pouces de toi », s’exclame-t-elle, encore fébrile.
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Puis vers 25 ans, Nancy a changé de cap, un peu sur un coup de tête.
Elle faisait des petits contrats de graphiste, elle ne voulait pas être « pauvre comme la gale » comme plusieurs qui évoluaient dans son petit monde. « J’ai lâché tout ça, je me suis refait une garde-robe et je suis partie travailler comme secrétaire pour un actuaire dans un bureau du centre-ville de Montréal », résume Nancy, qui a refait sa vie, sans regret.
Sa gang s’est graduellement « splitée » selon ses propres mots.
Comme dans la toune de Desjardins, c’était juste une époque.
Mais quelle époque.
Et Nancy, menue et délicate avec sa voix essoufflée par une intervention chirurgicale, en porte la mémoire.