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Netflix déteste-t-il les lesbiennes?
Les annulations de séries télévisées sont toujours un crève-cœur, mais jamais un événement rare. Le 4 novembre, HBO annonçait la fin prématurée de la série dystopique Westworld à une saison de celle finale. Quelques jours plus tôt, Netflix en faisait de même avec la saga féérique des Winx. Si, dans les deux cas, le manque de public et de fonds peut faire office de raison valable, l’historique d’annulation de Netflix en particulier laisse un brin sceptique.
Car avant la disparition des Winx en novembre 2022, il y a eu celle de First Kill en août 2022, de I Am Not Okay With This en août 2020 ou encore de Everything Sucks! en avril 2018. Toutes ces séries incorporaient des personnages lesbiens et n’ont jamais fait long feu, rapidement étouffées par Netflix. Ce constat alimente depuis cet été la colère de fans qui accusent la plateforme de lesbophobie et considèrent l’extinction systématique de productions comprenant des femmes queers comme du sabotage ciblé.
Et ce phénomène semble s’étendre au-delà de Netflix pour toucher d’autres sites de streaming. En juillet, le géant HBO a également dit au revoir à la romance lesbienne d’époque Gentleman Jack après deux saisons tandis que CW s’est délesté de la superhéroïne Batwoman durant la semaine de visibilité lesbienne.
Face à un phénomène qui grandit, un doute solide émerge : existe-t-il réellement de la lesbophobie derrière certaines annulations de séries?
Une histoire de chiffres
L’argent est le nerf de la guerre, surtout dans l’industrie télévisuelle. En ce sens, la survie d’une série est souvent très mathématique : si elle fait des vues, alors elle génère des revenus et plus elle en génère, moins elle ne risque d’être annulée.
Or, avec la série de romance lesbienne et vampirique First Kill, il semble y avoir eu une exception. Selon le média Deadline, la série s’est non seulement classée dans le Top 10 des séries anglophones les plus regardées dans les trois premiers jours de sa sortie, mais a aussi amassé près de 100 millions d’heures de visionnement en moins d’un mois, avoisinant les premières vues de Stranger Things saison 4.
Plus troublante encore est la différence de chiffres entre First Kill et Heartstopper, une autre série LGBTQ+ sortie dans la même période et dépeignant cette fois-ci une romance gaie. Sur le papier, Heartstopper a réuni environ 54 millions d’heures de visionnement, soit un peu plus de la moitié de la performance réalisée par First Kill. C’est pourtant cette dernière que Netflix choisira de rayer de sa programmation. Heartstopper, elle, sera renouvelée non pas pour une saison supplémentaire, mais deux.
La faute à Netflix qui ne faisait de First Kill qu’une promotion faible ou bâclée, selon la réalisatrice Felicia D. Henderson. « Je pense que je m’attendais à ce que […] les autres éléments tout aussi convaincants et importants de la série – monstres vs. chasseurs de monstres, la bataille entre deux puissantes matriarches, etc. – soient finalement promus, et cela ne s’est pas produit », partage-t-elle chez The Daily Beast. « Nous étions dans les cinq premiers au niveau mondial et national pendant trois des quatre premières semaines. J’avais beaucoup d’espoir. »
Deux séries pour un seul destin
Bien que la mise en perspective avec Heartstopper soit parlante, elle n’est pas appréciée de tout le monde, et surtout des fans de la série. En effet, nombreux.euses voient dans cette comparaison un hors-sujet assez réducteur, comme si deux séries LGBTQ+ pour adolescent.e.s ne pouvaient qu’être mises dans la même case, qu’importe leur différence de contenu. « À part être queer, il n’y a rien de similaire chez [une série] ou l’autre, rappelle ainsi une internaute dans des propos rapportés par Metro UK. Elles peuvent exister séparément et les gens peuvent les aimer. »
Hélas, de nombreuses industries télévisuelles paraissent aujourd’hui encore penser le contraire. Pour elles, saupoudrer la programmation annuelle de romances blanches et gaies suffit à remplir le quota annuel de diversité LGBTQ+. « Rendus en 2022, nous pouvons revenir sur des décennies de représentation d’hommes homosexuels blancs, mais nous en sommes encore aux stades naissants d’autres formes de représentation queer – sur les femmes, sur les personnes handicapées, sur les personnes racisées, relève ainsi la journaliste Sarah Clements dans le média Them. Et nous ne construirons peut-être jamais cette histoire à ce rythme. »
«Il est plus facile d’être un homme gai qu’une lesbienne parce qu’il est plus facile d’être un homme qu’une femme.»
Et elle appuie cette observation d’un troublant constat. En dressant la liste des 78 séries LGBTQ+ annulées sur les dix dernières années, toutes plateformes confondues, elle s’aperçoit que 44 d’entre elles comprennent des personnages queers féminins et que seulement 23 mettent en scène des personnages queers masculins.
À nouveau revient ici l’hypothèse des quotas, mais la chroniqueuse Emma Brocks y ajoute un angle systémique. « Les histoires de femmes prennent moins de place que celles des hommes; et les histoires lesbiennes, une infime partie de cela, écrit-elle dans The Guardian. Il est plus facile d’être un homme gai qu’une lesbienne parce qu’il est plus facile d’être un homme qu’une femme. »
capitalisme couleur arc-en-ciel
Toutefois, le vent semble tourner. Si l’on en croit le tout dernier rapport télévisuel annuel du GLAAD (Gay & Lesbian Alliance Against Defamation), les lesbiennes sont pour une première fois historique les personnages LGBTQ+ les plus représentés du petit et grand écran. Est-ce une bonne nouvelle? À moitié seulement. Car en parallèle, la plupart des séries dans lesquelles ces personnages apparaissent sont vouées à une vie courte et ne sont finalement là que pour jouer un seul rôle : celui de faire-valoir.
« Le capitalisme arc-en-ciel [ou pinkwashing] explique pourquoi ces séries sont paradées pendant la saison de la Fierté, puis rapidement coupées », détaille Rebecca Jackson, candidate au Département d’études cinématographiques et théâtrales de l’Université de Géorgie, dans Them. « Pour le dire simplement, il est populaire de feindre un soutien à la communauté lesbienne/queer pendant la saison de la Fierté, mais un véritable engagement dans la programmation [télévisuelle] queer problématise les systèmes de pouvoir. »
Syndrome de la lesbienne morte
Et c’est un jeu auquel les femmes queers semblent à tout jamais perdantes, car si la série dans laquelle elles sont n’est pas coupée prématurément, c’est alors le destin du personnage qui en fait les frais. Une illustration cruelle de cela serait le phénomène du « bury your gays » (ou « enterre tes gai.e.s ») qui désigne les vies de souffrance extrêmes données aux personnages LGBTQ+ apparaissant au petit écran. Décès, maladie, isolation, agression, dépendances : l’idée ici est d’attacher une constante image de misère à tout ce qui pourrait de près ou de loin être queer.
Chez les lesbiennes, le bury your gays est si fort qu’il a son propre nom : le « dead lesbian syndrome » (ou « syndrome de la lesbienne morte »). Parmi ses victimes fictives se trouvent Villanelle de Killing Eve (qui meurt d’une balle dans la tête juste avant de refaire sa vie avec sa nouvelle partenaire), Lexa de The 100 (qui décède elle aussi d’une balle moins de 24 h après avoir partagé la nuit avec son amante) ou encore Poussey de Orange Is The New Black (qu’un garde asphyxie brutalement sous son genou). D’autres exemples encore sont compilés dans la liste des 225 lesbiennes et bisexuelles mortes à la télévision tenue par Riese Bernard, cofondatrice du média queer et lesbien Autostraddle.
Pendant longtemps, l’industrie télévisuelle n’a pas su quoi faire avec les lesbiennes. Si elles n’étaient pas invisibles, elles étaient tantôt des clichés (rustres, colériques, misandres ou jalouses), tantôt mortes ou en bonne voie de l’être. First Kill – et Gentleman Jack, et I Am Not Okay With This, et Everything Sucks – avaient toutes en commun de présenter une vision non stéréotypée de l’amour lesbien, loin de tout supplice inutile ou fantasme masculin, mais ont eu les ailes coupées trop tôt. Espérons que les séries suivantes parviennent, elles, à voler plus loin.