.jpg)
Je suis un peu pompette. C’est que j’avais cette bouteille de rouge à la maison, je m’étais dit que j’la boirais quand j’aurais fini d’écrire le billet mais bon, j’ai pas pu résister. Pis j’ai ben faite parce que ce vin est divin, il m’a été conseillé par une légende : Monsieur Pierre, un conseiller en vin retraité de la SAQ Mont-Royal/Papineau, avec pas d’nez, que j’ai rencontré dans un café.
Oui oui, avec pas d’nez.
Monsieur Pierre s’est fait amputer le nez à la suite d’un cancer de la peau qui a mal tourné, circa 2004. Tout son nez. Au début, il n’avait pas de prothèse, imaginez quelqu’un avec pas d’profil, c’est troublant. Mais avec le temps, il s’est fait patenter un nez, fabriqué du même matériau qu’on utilise pour faire des dentiers. Et son nez tient à l’aide d’un pansement, biologique spécifie-t-il, qu’il doit changer 1 à 2 fois par jour.
Avant d’arriver là, ç’a été un aria. Ses péripéties cancéreuses ont duré un bon 4-5 ans. Il a eu un nez en silicone qui tenait à l’aide d’une colle soluble à l’eau. Ça durait seulement 6 heures, c’était pas très pratique. Ça lui est déjà arrivé de se retrouver avec le nez sur la main, ou que son nez traine dans son lit parce qu’il le perdait dans son sommeil. Et il ne voulait surtout pas se promener avec “le trou à l’air”, donc la solution du nez collé avec un pansement s’est imposée d’elle-même, à la longue. Il appelle ça son kit maison.
.jpg)
Monsieur Pierre est super cool. Je lui ai demandé s’il avait fait face à des réactions blessantes de gens, il me dit que c’est surtout les ados qui réagissent de façon déplacée mais lui, ça ne le dérange pas, il s’en fout. Ça ne l’a jamais empêché de sortir ou quoi que ce soit. Il me raconte que les réactions d’enfants sont les plus franches, qu’on ne peut rien leur cacher et qu’ils posent des questions directes. Tandis que d’autres adultes ne remarquent même pas.
Presque 40 ans à la SAQ
Monsieur Pierre a commencé à travailler à la SAQ en 1977, alors qu’il entamait des études en philosophie. Il a aussi étudié en histoire et en cinéma. Il était étudiant à temps plein, travaillait à la SAQ à temps partiel et un moment donné, il a fait de sa job d’étudiant une carrière de laquelle il a pris sa retraite, en janvier dernier.
À l’époque où il a commencé (on parle de l’âge d’or où on pouvait fumer des clopes à la SAQ) il n’y avait pas de formation pour les conseillers en vin, on apprenait sur le tas. Y’avait qu’un sommelier reconnu ou presque au Québec et c’était Michel Phaneuf. On lisait son livre, on goûtait et on conseillait à partir de ça.
Monsieur Pierre a commencé à la SAQ qui se trouvait au coin d’Ontario et de Frontenac. Elle a fermé quand les motards ont fait sauter le billard qui se trouvait au 2e étage du building. Quand il travaillait là, il a été victime de 7 hold-up.
SEPT, esti.
Il m’a raconté qu’à force, il le voyait venir et qu’il essayait de prendre de l’avance en sortant la caisse tout d’suite quand l’adrénaline se faisait sentir et qu’après, comme y’avait pas de psychologue, il s’en remettait au cognac, pour digérer le tout.
Mais comment peut-on être conseiller en vin avec pas d’nez?
Je lui ai demandé s’il avait un pouvoir olfactif plus grand, un peu comme Jean Baptiste Grenouille, vu que, tsé, les odeurs atteignaient ses muqueuses directement. Et puis non, il a arrêté de fumer quand il a eu le cancer, alors son sens de l’odorat s’est amélioré, certes, mais ça a juste compensé pour ce qu’il avait perdu en perdant son nez. Donc il considère que son odorat est à peu près égal à avant. Il m’explique que les odeurs n’ont pas tant à voir avec le nez en tant que tel, qui sert surtout d’entonnoir pour canaliser les odeurs. La prothèse fait donc sa job. Il réagit aux odeurs surtout par rétro-olfaction.
Le fait de reconnaitre certaines odeurs est souvent une construction sociale aussi, ou ça a un lien avec la mémoire olfactive. Une odeur est une molécule, et plusieurs odeurs peuvent avoir la même molécule, comme par exemple une fraise et un ananas. Cette molécule est souvent présente dans le vin, ce qui fait que si quelqu’un qui a mangé beaucoup d’ananas dans sa vie goûte le même vin qui contient cette molécule qu’un autre qui aurait mangé plus de fraises, ils ne décriront pas le vin de la même façon.
Les mauvaises odeurs l’atteignent plus par contre. À cause de la chimio, il est devenu plus sensible aux odeurs très acides. Certaines mauvaises odeurs plus persistantes peuvent rester imprégnées dans sa prothèse. Et l’alcool aussi, tout ce qui est trop fort en alcool le brûle. C’était un amateur de scotch avant et il ne peut plus en boire, je lui offre toute ma compassion pour ça.
Vins et poésie
On s’est mis à parler de vins et de cépages. On a les mêmes goûts, ça me rassure. On jase de vins canadiens, il est très favorable à la production locale. J’en profite pour le questionner à savoir s’il trouve que des sommeliers ou autres critiques de vins surexploitent des termes pour parler des odeurs. Paraît qu’il y en a qui décrivent les vins avec tellement de poésie qu’on vient qu’on sait pu si ça parle d’un blanc ou d’un rouge et que finalement, un peu tous les conseillers finissent toujours par utiliser les mêmes termes pour parler des vins.
Perso, quand je sais pas quoi dire d’un vin que j’veux vendre à des clients, j’fais juste mettre “belle” en avant de chaque mot.
“Belle acidité, belle rondeur, belle finale”, pis ça marche à tous coups.
Bref, ma rencontre avec Monsieur Pierre fut des plus rafraichissantes! J’aurais pu faire 3-4 chroniques avec, c’est un homme ouvert et très sympathique.
Après notre entrevue, on est allés faire un tour à son ancienne SAQ, où il m’a conseillé ce fameux vin dont je viens de terminer le dernier verre. Un Beaujolais avec une belle acidité, une belle rondeur pis une belle finale. (Pour vrai, ça sent les fruits rouges, avec une touffe d’épices à la fin.) Le Château Cambon, essayez ça gang, c’est sublime.
Cheers!