Éléonore transporte une chaise vers un feu au fond de la cour. On est en plein jour, le soleil brille et le ciel est bleu. Éléonore lance la chaise de bois dans le brasier et retrouve une femme qui regarde la scène avec un air abattu. Elle lui met la main sur l’épaule. Leur silence est lourd, mais complice. Elles traversent un moment difficile ensemble et sont là l’une pour l’autre.
« COUPÉ! ON LA REFAIT! »
Il y a quelques semaines, je ne savais même pas où se trouvait la ville de Léry.
Dans ma tête, c’était dans le bout de Québec. Vous connaissez cet instinct niaiseux qu’on a d’associer mentalement deux concepts pas du tout reliés parce qu’ils sonnent pareil? « Léry, c’est dans le bout de Lévis ou de Sillery, c’est ça? ».
Dans les faits, Léry est une banlieue cossue montréalaise tellement minuscule qu’on pourrait la qualifier de banlieue de Châteauguay. Les maisons y sont immenses (les terrains encore plus) et le soleil y brille dans la bouillante canicule de fin d’été. Le genre d’endroit qui ne semble exister que dans les films. C’est là-bas que la réputée metteure en scène Brigitte Poupart (Over My Dead Body) y tourne le sien.
Où vont les âmes? est un long métrage qui traite d’un paquet de choses allant de l’aide médicale à mourir à comment survivre à la condamnation pour crimes sexuels d’un être cher.
Je vous l’accorde, c’est pas mal loadé, comme scénario.
Si le film n’existe techniquement pas encore, paraîtrait que c’est quand même beau et lumineux. Où vont les âmes? met en vedette Monia Chokri, Julianne Côté, Sara Montpetit et la grande Sylvie Testud et je suis allé faire un tour sur le plateau de tournage alors que celui-ci s’apprêtait à se conclure.
Entre l’enfance éternelle et la mort
Ma collègue photographe Raffaella et moi débarquons de sa rutilante Fiat dans le stationnement de l’église de Léry, où la production a établi son quartier général.
C’est là que nous retrouvons Sara Montpetit (Vampire humaniste cherche suicidaire consentant, Falcon Lake) alors qu’elle vient de terminer sa journée de travail. La menue comédienne interprète Anna, une jeune femme de 19 ans atteinte d’un cancer en phase terminale et qui demande l’aide médicale à mourir. Une de ses dernières demandes est de passer ses derniers jours avec ses demi-sœurs Éléonore (Julianne Côté) et Stéphanie (Monia Chokri), séparées d’elle depuis le procès de leur père pour viol.
Empathique à la brutalité du soleil, elle m’offre d’aller discuter du film dans sa loge climatisée.
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« C’est une jeune femme très isolée. Elle n’a pas d’amis. Elle a passé toute son enfance à recevoir des soins à l’hôpital », raconte-t-elle à propos de son personnage. « En même temps, elle a un côté très enfantin. Anna s’est créé tout un monde intérieur afin de pouvoir résister à sa maladie. Elle a fait de sa vie une performance pour mieux lutter contre la peur. »
Sara n’était pas habituée d’interpréter la douleur physique. Du moins pas au niveau où Anna la ressentait, et ç’a été tout un défi pour elle.
« Pour certains personnages, ça se passe beaucoup au niveau du corps. Pour d’autres, c’est au niveau des répliques. Anna a beaucoup de crampes. Ça arrive que sa douleur prenne le contrôle d’elle. »
Le tragique destin d’Anna est l’une des nombreuses facettes d’Où vont les âmes? Dans ses derniers moments, elle se fait rassembleuse d’une sororité déchirée par les actions du patriarche. À peine notre entretien terminé, on nous emmène, Sara, Raffaella et moi, quelques maisons plus loin pour observer une des dernières scènes du tournage.
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Survivre au pire dans la plus belle propriété que vous n’avez jamais vu
Le tournage se déroule sur la plus belle propriété dans laquelle j’ai eu le privilège de mettre les pieds. Une rumeur court sur le plateau voulant qu’il s’agisse d’une ancienne propriété de l’ancien premier ministre Honoré Mercier. Elle est d’ailleurs présentement à vendre pour 3,75 millions de dollars, si jamais vous avez un peu de change qui traîne. On sait jamais ce qu’on trouve dans les craques d’un vieux divan.
Ceci dit, magie du cinéma oblige, l’affluente propriété disparaît du cadre (et de l’univers) dès qu’on crie « Action! ». J’ignore si la maison fait partie du film, mais dans la scène qu’on observe aujourd’hui, il n’existe qu’une cour extérieure au bord de l’eau et du vieux mobilier qui brûle sous les regards silencieux de Sylvie Testud et Julianne Côté.
C’est minimaliste, intemporel. S’il est encore difficile de deviner le ton et la facture visuelle d’un film dont la version officielle n’existe pas encore, ce qu’on peut apercevoir par le moniteur donne le goût de le regarder.
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« Ça a été un tournage exigeant. Comme actrice, c’est venu puiser dans mes racines et dans ma sève », explique Julianne Côté, encore habillée des vêtements d’Éléonore.
« Il y avait des déclencheurs émotifs très profonds. Certaines scènes ne demandaient pas nécessairement de pleurer ou d’être ouvertement émotive, mais c’est venu me frapper, même quand c’était pas supposé », avoue-t-elle.
Le personnage interprété par Julianne, Éléonore, est une jeune femme brillante. Autrefois étudiante en architecture, elle a traversé un long et difficile épisode de dépression et travaille maintenant dans une boulangerie. « Elle s’y sent bien. Elle est entourée de femmes qui l’élèvent », précise Julianne.
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« Ça me tentait de retrouver les plateaux québécois », raconte Monia Chokri, interprète de Stéphanie, la grande sœur de la fratrie et médecin qui transporte une blessure en elle qu’elle dissimule par sa froideur.
« Je n’avais pas joué au Québec depuis Falcon Lake, ça me manquait. »
Célébrée pour ses talents de réalisatrice partout dans la francophonie, je lui demande si c’était difficile, pour elle, de se dépouiller de ce rôle afin de contribuer au projet de quelqu’un d’autre en tant que comédienne.
« Ah, pas du tout. Pour moi, c’est des vacances parce que c’est beaucoup moins de pression. De toute façon, je n’ai pas envie d’avoir ce rapport avec les réalisateurs avec qui je travaille. Ça se peut que je propose des solutions lorsqu’il y a une impasse, et j’ai cette relation avec Brigitte, mais sinon je n’y pense pas et j’essaie de m’amuser », explique la réalisatrice de Simple comme Sylvain.
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La vie des autres (victimes)
« Quand un crime aussi crapuleux se produit, on parle des bourreaux et des victimes, mais on oublie les familles. On ne parle pas des traumatismes que ça crée chez les personnes en périphérie », affirme Brigitte Poupart qui semble éprouver beaucoup plus de passion pour son projet que pour le lunch devant elle.
La production profite d’une pause. Quelques personnes traînent sur la propriété, mais on s’y sent seul au monde. « C’est aussi un film sur le souvenir. Quand il se passe quelque chose comme ça, tout le monde en garde un souvenir différent. Une version différente de ce qui s’est passé. C’était aussi ça qui m’intéressait : comment on peut confronter ça pour mieux s’en affranchir. »
Poupart en est à son premier long métrage de fiction, mais elle compte à son actif deux documentaires et une longue carrière comme metteure en scène au théâtre. Sa réputation est impeccable. Les trois comédiennes d’Où vont les âmes? m’ont d’ailleurs répondu la même chose lorsque je leur ai demandé pourquoi elles ont accepté de participer au projet : « À cause de Brigitte! ».
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« Monia, Julianne et Micheline (Lanctôt, qui joue la mère de Stéphanie et Éléonore), je savais que je voulais travailler avec elles dès l’écriture. Je les entendais. Sara, je la connaissais moins. Quand j’ai commencé à écrire le scénario, elle n’avait pas encore fait Vampire ni Falcon Lake.
« Plus tard, quand le temps est venu de faire le casting, j’ai eu un flash et je lui ai proposé le rôle. Heureusement, elle a dit oui! »
La réalisatrice n’est pas du tout intimidée par l’idée de devoir s’adapter à un nouveau médium. Elle est même assez enthousiaste. « Les documentaires, c’est l’apprentissage à la dure. Tu ne contrôles rien. Là, j’ai le droit de travailler la lumière, le cadre, le jeu. C’est un plaisir. Moi, je m’éclate », raconte-t-elle en riant de bon cœur.
Raffaella et moi nous permettons un petit arrêt chez Dairy Queen, question de faire baisser la température corporelle en revenant du plateau de tournage. J’ai l’impression d’émerger d’un monde parallèle.
Il régnait une discipline douce sur le plateau d’Où vont les âmes?, un dévouement collectif à l’invention du réel, un plaisir de la création. Ce film sera peut-être beau et lumineux après tout, comme tout ce qui est fait avec autant de conviction.