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Mon présumé assassin était un grand musicien

Par
Gwenaëlle Scorta
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J’attendais le bus à l’arrêt près de chez moi, dans Villeray. Il n’était pas loin de minuit, le vent était doux et ça faisait du bien car l’après-midi avait été glacial as fuck : la face te figeait après 4 minutes et demie à l’extérieur. Merci mère Nature d’avoir offert à tous une séance de botox gratuite.

Bref. Je pitonnais sur mon cell en fredonnant sur du Joe Cocker quand un son m’arracha de ma détente musicale.

Un son louche, qui s’apparentait à un corbeau en train d’agoniser. J’ai tenté de fuir mentalement le bruit en augmentant le volume de mon iPhone, mais rien n’y a fait. Le croassement continuait de plus bel et s’approchait à vitesse grand V de ma personne. Joe Cocker avait disparu, étouffé par les cris du corvidé à proximité. Ne pouvant plus vivre dans le déni, j’ai retiré mon écouteur et j’ai tenté de découvrir qui, pour l’amour, était l’auteur de ses hurlements qui scrappaient mon moment de sérénité profonde.

Et c’est là que je l’ai vu.

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Un vieillard vêtu d’un manteau déchiré et de bottes dépareillées traversait la rue en gesticulant les bras dans les airs et en beuglant des choses incompréhensibles. Ayant la paranoïa facile, je m’apprêtais à rédiger mon testament dans mon cahier de notes. Mais avant que je n’aie eu le temps de mettre mon projet à exécution, le charmant monsieur était déjà planté devant moi en me fixant de ses yeux croches. Fort rassurant, surtout que les commerces à proximité étaient fermés et que les rues étaient désertes. En restant immobile, je signais mon arrêt de mort, mais quelque chose m’empêchait de déguerpir et de faire une Forrest Gump de moi-même.

Tout à coup, l’effrayante créature fouilla dans la poche intérieure de son manteau et en retira lentement un objet non-identifié.

Je ne bougeais plus, ne respirais plus, ne clignais plus des yeux. J’étais figée comme Donatella Versace. Mon heure était venue. Dans quelques secondes, je prendrai une balle entre les deux yeux et je crèverai là, à côté du Québec Déli et d’une succursale Fido. Le tueur trainerait mon corps dans le parc le plus proche et l’enterrerait sous des mottes de neige grise. Je ne pouvais rêver d’un trépas plus exotique.

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Puis, d’un coup sec, l’homme retira de sa poche la totalité de l’objet. Et, ma sainte foi, coup de grâce.

Une flûte à bec.

Une esti de flûte à bec.

Depuis toujours, je déteste la flûte à bec. Pour la simple et bonne raison qu’au primaire, son apprentissage nous était imposé. Merci pour l’éveil musical, mais j’aurais préféré shaker des maracas au lieu d’apprendre à jouer Au clair de la lune.

Sans avoir encore prononcé un mot, l’étranger commença à jouer. Fascinant: ses doigts sales se déplaçaient sur les touches avec autant d’élégance qu’une ballerine. La mélodie qui jaillissait de l’instrument en bois était d’une perfection sans nom. Depuis quand pouvait-on être doué à la fucking flûte à bec?

Après quelques minutes, il prit un petit break pour reprendre son souffle. Quelques instants plus tôt, je pensais que je vivais mes dernières minutes sur Terre et là, je me surprenais à lui dire :

« Continuez, s’il vous plaît. »

« T’aurais-tu d’la p’tite monnaie, debord? »

J’ai fouillé dans mon portefeuille et lui ai tendu un billet de 20$.

« Mais attends que j’aille fini de jouer. Ça presse pas. »

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Il a inspiré profondément et a enchainé avec Ave Maria. Les notes défilaient allègrement et je me suis soudainement retrouvée dans un majestueux théâtre, avec lui qui jouait seul sur une scène décorée de rideaux en velours rouges. J’étais l’unique témoin de ce prodigieux spectacle.

Après sa performance, je l’ai applaudi discrètement puis je lui ai tendu mon billet de 20$.

Il a un peu hésité, alors je lui ai pris la main et j’y ai déposé les sous.

« Merci…Que Dieu te bénisse et que 2015 t’apporte d’la santé pis ben du succès. »

Prononcée par n’importe qui d’autre, cette phrase aurait eu autant d’originalité qu’une tranche de pain blanc tartinée de margarine et m’aurait laissée insensible. Mais là, c’était différent.

Il a rangé sa flûte et le billet dans sa poche, puis il est parti à la course en battant ses bras dans les airs comme un Grand Héron. Il a crié à son ami qui était soudainement apparu de l’autre côté de la rue :

« Viens-t’en mon chum, on s’en vô manger! »

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Le bus est arrivé peu de temps après. J’y suis entrée et sans vouloir être cheesy, la seule chose à laquelle je pouvais penser était cette populaire maxime:

Mama always said life was like a box of chocolates. You never know what you’re gonna get.

Et là, j’avais eu la chance de tomber sur le Ferrero Rocher des êtres humains.