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Mon élastique

Les carnets d’Anick Lemay.

Par
Anick Lemay
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Imagine que tu es couché sur le dos, bien calé dans tes oreillers, sous une couette douce et chaude. La pénombre est parfaite, les sons sont sourds. Tu es entre le rêve et la réalité. Le calme est… pas si souverain que ça. T’as envie de pipi. C’est ça qui t’as réveillé, maudit. Faut que tu te lèves.

J’avais oublié, pendant mon sommeil.

Pendant les deux heures où les médicaments ont vraiment fait leur effet antidouleur, j’avais oublié pourquoi je dormais avec autant d’oreillers. Me servant de mon abdo et demi (j’en ai jamais eu beaucoup), je me suis donné un erre d’aller pis… ma poitrine a éclaté de l’intérieur.

Elle s’est déchirée, tordue, et m’a terrassée. Je suis retombée direct dans mes oreillers, le souffle coupé, les yeux grands ouverts, droite comme une planche. J’ai absorbé, obligée, cette douleur que je n’arrive pas encore à nommer correctement. C’est comme si je mangeais une volée par en dedans. Des clavicules aux premières côtes, en passant par les aisselles et le haut de mes bras, ça tire, déchire, cogne, arrache et… oppresse. Cette sensation d’avoir constamment vingt livres de béton sur les pectoraux. Tu inspires difficilement. Tout le temps.

Perdre ses seins, je te jure, c’est pas une mince affaire…

Pour personne.

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Outre le fait que tu as peur de mourir, ce qui arrive en premier avec le cancer, c’est le ménage. C’est plus fort que toi. Un peu comme dans les dernières semaines d’une grossesse qui s’éternise : faut que tu frottes! C’est animal, viscéral, et ça se fait même parfois à cœur défendant. Ta vie revole et ceux qui ne sont pas assez bien attachés prennent le bord.

T’as juste pu d’élastique.

Ceux qui t’aimaient mal ou à moitié, ceux pour qui tu t’obligeais à faire des courbettes, ceux que tu ne pouvais plus sentir, ils sont tous éjectés en même temps. C’est bien fait pareil, parce que quand tu entres dans la douleur, ceux qui restent sont attachés. À toi. Solidement.

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Ceux qui t’aimaient mal ou à moitié, ceux pour qui tu t’obligeais à faire des courbettes, ceux que tu ne pouvais plus sentir, ils sont tous éjectés en même temps. C’est bien fait pareil, parce que quand tu entres dans la douleur, ceux qui restent sont attachés. À toi. Solidement. Les autres passent pas au casting…

Et dans mon casting à moi, y reste juste des A. Elles font la file comme à La Ronde et se chicanent presque pour embarquer dans mon wagon. J’en ai 21 comme ça. T’imagines? 21 femmes plus belles, brillantes, généreuses et intelligentes les unes que les autres. Te dire comment mon frigo est plein… Imagine mon cœur asteure!

— —

Fait que j’arrive à l’hôpital avec une de mes 21 bonnes fées. C’est aujourd’hui que je ferai la rencontre de mon chest nouveau. J’aime les Beaujolais. ;)

Ça fait une semaine pile que je suis passée sous le bistouri. Les douleurs sont moins intenses. Ou c’est peut-être moi qui s’habitue? Peu importe, j’ai une meilleure face que la semaine passée, mettons. Et mon moral est bon.

OK. Honnêtement, j’ai la chienne. J’ai évidemment fouillé le web à la recherche d’autres poitrines « mastectomisées » comme la mienne et j’en ai trouvé plein. Des poitrines de femmes différentes, mais toutes pareilles en même temps. Y’a juste leur histoire qui diffère. Sauf que je n’en ai trouvé aucune qui montre les dégâts après une seule semaine de chirurgie. Fait que j’imagine le pire : un champ de bataille rempli de mines personnelles. Parce qu’à souffrir de même, ça doit pas être joli-joli là-dessous…

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La salle d’attente est bondée. D’ordinaire, tout le monde se tourne vers les nouveaux patients qui entrent. C’est un réflexe humain et banal. Mais là, la p’tite nouvelle c’est moi. Accompagnée d’une fée actrice pas mal connue aussi… Y’a comme un follow spot qui nous suit.

Comme je te disais plus haut, j’ai pu d’élastique. Je vis dans un raw obligé depuis six semaines. Here, now & real. Étrange comme l’anglais rentre plus au poste pour décrire le cru…

Il reste quatre chaises libres. On en spot deux et on fonce. À ma droite, une femme dans la soixantaine, toute jolie avec son maquillage léger et ses beaux cheveux bien coiffés. Je la trouve très belle. Elle est accompagnée d’une fille d’à peu près mon âge.

Je suis habituée aux regards et mon amie aussi, alors on sourit aux gens d’un air entendu. Bonjour, bonjour, léger signe de tête et chacun retourne à ses moutons. Sauf elles…

Tu sais ce genre de regard rempli de surprise, de joie et d’étonnement? La TV qui débarque dans le quotidien? Ben c’est ça : exit le salon, le pyjama pis les pantoufles. L’actrice est là! En vrai! Mais… c’est pas comme d’habitude.

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Elles me fixent la nuque tellement intensément que je me retourne. Tu sais ce genre de regard rempli de surprise, de joie et d’étonnement? La TV qui débarque dans le quotidien? Ben c’est ça : exit le salon, le pyjama pis les pantoufles. L’actrice est là! En vrai! Mais… c’est pas comme d’habitude.

Elles ont lu mes dernières chroniques. Dans leur regard déjà rempli à ras bord, on peut détecter une touche de tristesse et de compassion… Elles ont la bouche entre-ouverte, comme frappées par une illumination divine. En tout cas, c’est ce que je perçois et ça me met vraiment mal à l’aise.

Parce que moi, l’actrice et surtout la femme, je suis vraiment stressée par ce qui me pend au bout du nez. Je comprends tout ce qu’elles vivent. Exactement tout. Mais câline… comment je te dirais ben ça? En temps normal, j’aurais engagé la conversation gentiment, en me présentant, pour dissiper la foudre qui venait de s’abattre sur elles. Mais y’a pu rien de normal dans mon temps, maintenant. Et comme aucun son ne sort de leur bouche, c’est la mienne qui s’ouvre.

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Pis je te jure que ça a sorti tout seul. Comme si j’avais appris un texte et que je le jouais pour la millième fois…

  • — Vous ne pouvez pas me fixer comme ça. Je ne me sens pas bien. Arrêtez s’il vous plait.
  • Tout de suite.

— Mais… mais… C’est juste que… moi pis…

  • — Je sais, je comprends. Mais vous ne pouvez pas fixer les gens comme ça. Je ne sais pas quoi faire avec ça, moi. S’il vous plait.

Et je me suis retournée vers ma fée. Là, c’est elle qui avait la bouche ouverte et les yeux ronds. Et j’étais surprise autant qu’elle. Quessé qu’tu veux Gen… y’a pu rien qui passe. J’ai perdu mes filtres.

Mon élastique est pété.

Une infirmière a callé mon nom de famille et je me suis levée comme un spring. Avant de faire face à ma musique, je me suis arrêtée devant la dame qui baissait maintenant les yeux. J’ai mis ma main sur la sienne. Elle m’a offert son beau regard bleu, plus doux que cinq minutes auparavant. Elle avait l’air gênée… Après un petit silence qui fait du bien, je lui ai dit : « Merci. »

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J’ai pleuré de soulagement quand le pansement a été retiré.

Mes chirurgiennes (une pour l’ablation, l’autre pour la reconstruction) sont des magiciennes. La première a évacué les trois cancers qui logeaient dans mes seins et la seconde, grâce à un don d’organe, a pu me reconstruire avec la matrice d’un(e) inconnu(e).

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Mon champ de bataille est moins pire que dans mon imagination débordante. Bon, c’est loin d’être terminé; j’ai encore des drains qui sortent sous mes aisselles, des rubans blancs zébrés sur mes cicatrices et un patchwork de couleurs digne d’un combat de douze rounds à mains nues sur ma minuscule poitrine. MAIS mes chirurgiennes (une pour l’ablation, l’autre pour la reconstruction) sont des magiciennes. La première a évacué les trois cancers qui logeaient dans mes seins et la seconde, grâce à un don d’organe, a pu me reconstruire avec la matrice d’un(e) inconnu(e).

Je porte maintenant un petit bout de quelqu’un avec moi. C’est beau, c’est grand et c’est infiniment touchant.

As-tu signé ta carte soleil pour le don d’organes?

Prochaine étape : chimio. Mine de rien, on avance… Et c’est de moins en moins vertigineux.

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Les carnets d’Anick Lemay ont été rassemblés en un livre, Le gouffre lumineux, dans lequel réflexions, histoires inédites et photos ont été ajoutées. Vous pouvez vous procurer ce livre à notre boutique en ligne.

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