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Ce reportage de Jérémie Lachance a été réalisé quelques jours avant que les mesures de distanciation sociale ne soient mises en place. Parce que nous avons bien besoin de nous changer les idées et parce que l’art est une bonne façon d’y arriver, voici le récit de notre collaborateur.
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Le 460 Sainte-Catherine Ouest est beaucoup plus loin que je le pensais. Marche rapide, touristes lents et plaques de glace sur les trottoirs. Pas évident, surtout que Pascale Robert m’attend. Je regarde mon téléphone. Il m’indique 15h56. J’ai rendez-vous à 16h. L’édifice le plus proche, lui, m’indique 4-4-0 Ouest. Je vais être à temps. Il est là, sur le côté sud de la Sainte-Catherine. Je viens à peine de pousser les portes battantes que mon téléphone indique 16h. C’est parfait. Ça me laisse la marge de manoeuvre nécessaire pour sauter dans l’ascenseur, atteindre le local 508 du cinquième étage et arriver à l’heure, mais pas trop. Fashionably late, encore et toujours.
Cinq étages plus hauts et un ascenseur qui monte atrocement lentement, me voilà dans les locaux de Syn Studio, une école d’arts visuels spécialisée dans l’art conceptuel et l’illustration pour l’industrie du divertissement. Pascale Robert est juste là, assise à la première table sur la droite. À peine ai-je le temps de lui serrer la main qu’elle m’offre une bière. Est-ce qu’on a le droit de boire? « Ça fait douze ans que je travaille ici. Je peux faire pas mal ce que je veux », dit-elle avant de se lancer à la recherche de deux Corona bien fraîches.
«Ce qu’il faut comprendre, c’est que la nudité en tant que modèle nu, ce sont des ombres, des lumières et des lignes.»
Nos bières craquent. C’est le signal. On débute. Modèle vivant à temps plein depuis 23 ans, les poses, elle les a toutes faites. « Je suis devenu modèle vivant dans la vingtaine, quand j’ai décidé de devenir mon propre patron, affirme Pascale. Maintenant, je suis la seule modèle temps plein à Montréal. Il y en avait une autre avant, mais elle est décédée l’année passée ». Morte. Je prends une petite gorgée de bière pour faire passer tout ça avant de lui demander comment expliquer le fait qu’elle soit seule à exercer le métier à temps plein ? Elle prend une petite gorgée à son tour, puis se lance. « Les gens sont encore très complexés par leur corps, commence-t-elle. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la nudité en tant que modèle nu, ce sont des ombres, des lumières et des lignes». Je les imagine déjà, ces trente artistes, me tirer le portrait alors que je suis nu devant eux à me répéter que ce ne sont que des ombres et des lignes. Ce ne sont que des ombres et des lignes… Ce ne sont que des ombres et des lignes…Elle rit.
Ces lignes, selon Pascale, naissent à travers la recherche constante du mouvement. Et c’est justement cette recherche du mouvement qui explique son succès. « Moi, j’ai un background en gymnastique, je peux sortir des mouvements plus athlétiques et créatifs, dit-elle en lançant ses bras de tous les côtés à la manière d’un one woman show de danse tectonique. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de danseurs et d’acrobates qui posent nus. Ça prend du monde à l’aise avec leur corps. »
17 heures. Plus qu’une heure avant sa performance. Quelques étudiants sont d’avance. Laptop entre les mains et étui à crayon sous le bras, ils viennent s’échouer sur les places toujours vacantes du local. J’en comprends que c’est son futur public. Ce soir, Pascale devra maintenir la pose pendant trois heures. Trois heures pour montrer toute l’aisance avec laquelle elle contrôle son corps.
«Le truc, c’est de se sentir en vie pendant les poses. Et c’est ça la différence entre un modèle et un mannequin. On est beaucoup plus fluide.»
Est-ce qu’elle prévoit les poses ou est-ce qu’elle y va au feeling? « Je ne me prépare pas, admet-elle. Le truc, c’est de se sentir en vie pendant les poses. Et c’est ça la différence entre un modèle et un mannequin. On est beaucoup plus fluide. » Petite impression qu’une pointe vient d’être lancée. Alors c’est quoi exactement cette différence entre un mannequin et un modèle vivant? « Le mannequin va rechercher l’esthétisme pour te vendre quelque chose, alors que la beauté pour les modèles vivants réside ailleurs. C’est un langage que les autres ont de la difficulté à comprendre. »
Peut-être. Peut-être que si on y était plus exposé, on y serait plus habitué. Je pense à plusieurs mannequins, comme Gigi Hadid, qu’on voit et revoit. Est-ce que Pascale a son idole de la pose? « Parce que les clichés sociaux parlent constamment, j’en ai pas vraiment, dit-elle. À part Kiki de Montparnasse, il n’y a jamais eu de modèle vivant célèbre. Parce que tu dois te déshabiller, c’est encore rempli de préjugés et de tabou.»
Et les faire tomber, ces préjugés, c’est encore le plus gros défi d’un modèle vivant. Ça et le salaire. Toujours et encore le mautadine de salaire. « Au moins, m’habiller me coûte pas cher, je m’habille jamais pour la job », qu’elle dit en riant. T’as ben raison Pascale. Pourquoi s’habiller quand on peut être toute nue à temps plein. Le rêve.
Elle regarde son cellulaire. Il ne reste qu’une dizaine de minutes avant qu’elle ne prenne la pose. À côté, la classe est pleine. Ils attendent que la modèle vienne s’installer à l’avant, nue. Pascale devra aller s’échauffer bientôt. S’étirer, c’est éviter de se blesser. Et éviter de se blesser, c’est être capable d’accepter trois contrats par jour. Elle sort son agenda et l’ouvre à la date d’aujourd’hui. Les journées de la semaine sont remplies. Gribouillis, dates et rendez-vous. Le danger, c’est de voir les petites cases blanches se vider. « Moi je fais ça depuis trop longtemps pour que ça m’arrive, mais ça peut arriver aux autres», qu’elle dit en quittant sa chaise. C’est l’heure.
Une étudiante demande au professeur combien de temps la pose durera. « Forever », répond-elle avant de rappeler l’importance des proportions et de mentionner à quel point la chanson du nouveau James Bond est géniale.
Elle me donne rendez-vous de l’autre côté du mur, là où la trentaine d’artistes l’attendent derrière leurs chevalets. Je glisse mon étui à crayon sous mon bras (histoire d’avoir l’air d’un gars de la place) et vais m’installer dans la classe. Pascale a été plus rapide que moi. Elle y est déjà, étendue sur une scène à l’avant. Couchée sur le côté, son corps tordu, le buste de dos et le visage face à nous, une main sur les hanches. Vu du ciel, son corps doit prend la forme d’un «S». Si j’avais à nommer la pose, je l’appellerais « sirène sur plage mondaine ». Mais ça, c’est juste une proposition. Le crissement des crayons de plomb se mêlent à No Time to Die, la chanson thème du nouveau James Bond. Ça dessine. Ça contemple. Ça tient son crayon entre le pouce et l’index, en direction de Pascale, pour examiner les ombrages et les traits. Une étudiante demande au professeur combien de temps la pose durera. « Forever », répond-elle avant de rappeler l’importance des proportions et de mentionner à quel point la chanson du nouveau James Bond est géniale.
Je jette un regard vers Pascale, étendue et immobile depuis une vingtaine de minutes, le regard fixe caché derrière une mèche de cheveux qui lui traverse le visage. À trop la regarder, on s’y méprend. Comme si l’humaine devenait statue d’argile. Ou serait-ce plutôt une statue de cire? Je cogiterai là-dessus plus tard dans le métro. C’est le temps d’y aller. Je me lève et quitte la salle où une femme se transformera en ombres et en lignes pour les trois prochaines heures. Et moi, rien a y faire. Je serai pris avec la chanson No Time to Die en tête pour, au moins, le reste de la soirée.