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Militantisme climatique : quand la radicalité accompagne l’urgence

Quelle est la vraie extrême : l’action posée ou bien la réalité dénoncée?

Par
Malia Kounkou
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« Qu’est-ce qui vaut plus, l’art ou la vie ? », interroge à voix haute l’activiste britannique Phoebe Plummer, à genoux dans la Galerie nationale de Londres. Elle vient d’asperger de soupe à la tomate la mythique peinture Les tournesols de Vincent Van Gogh à l’aide de sa collègue de Just For Oil, un collectif militant pour le climat via des actes non violents de résistance civile.

Elles définissent leur geste comme une protestation contre les projets pétroliers et gaziers que le gouvernement britannique continue d’approuver par centaines. Selon ce qu’elles affirment, ces projets ont non seulement des conséquences directes sur le climat, mais aussi sur le coût de la vie de nombreux.ses citoyen.ne.s qui frôlent un tel seuil de pauvreté qu’une conserve de soupe en devient hors de prix.

Et tandis que hors caméra, un visiteur du musée appelle la sécurité d’une voix tremblante, Phoebe Plummer continue, imperturbable : « Êtes-vous plus soucieux de la protection d’un tableau ou de la protection de notre planète et des hommes? »

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Bon combat, mauvaises armes

« Ne puis-je pas être favorable à la protection de l’art et de la Terre simultanément? », s’interroge un internaute sous une vidéo YouTube du Washington Post relatant l’événement. Un commentaire qui fait écho au sentiment général de confusion qui a suivi l’ébruitement de cette nouvelle, beaucoup comprenant le message, mais désapprouvant son exécution. « Ce n’était pas la bonne cible, écrit ainsi Marsha Lederman dans The Globe And Mail. La peinture représente principalement les têtes de semences [des tournesols], avec seulement quelques pétales restants. C’est vraiment un symbole parfait pour le mouvement climatique, pas contre lui. »

de nombreuses personnes estiment l’acte des militantes de Just Stop Oil aussi injuste qu’injustifié.

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Sans compter que Vincent Van Gogh a vécu une vie de souffrance et de conflits intérieurs. La reconnaissance dont il jouit internationalement de nos jours n’est venue qu’à titre posthume. Pour toutes ces raisons contextuelles, de nombreuses personnes estiment l’acte des militantes de Just Stop Oil aussi injuste qu’injustifié. « C’était un artiste pauvre des années 1880 qui a été gravement dépressif et hospitalisé pendant douze mois. Il n’a vendu QU’UN tableau de son vivant. Il n’est pas votre ennemi », s’indigne un internaute sur Twitter.

Le langage de la nature

Après avoir plaidé non coupable au tribunal et bénéficié d’une libération sous caution, Phoebe Plummer dévoile toutefois une réflexion plus poussée derrière la méthode d’activisme utilisée. « La peinture était protégée par du verre, nous n’aurions jamais proposé cette action si nous n’étions pas sûr.e.s que l’oeuvre était protégée », explique-t-elle, qualifiant volontiers le geste de ridicule, mais nécessaire pour enfin attirer l’attention du public et des médias. « Ce que nous faisons, c’est ouvrir la conversation afin que soient posées les questions qui comptent. » La peinture de Vincent Van Gogh n’a donc pas été choisie parce que c’est Vincent Van Gogh, mais parce que tous les yeux étaient déjà fixés dessus.

L’outrage général prouve bel et bien que la protection d’un tableau importe plus que la protection de la Terre et de ses occupant.e.s.

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Mission accomplie, donc. Sur Internet comme dans les médias, l’action a été relayée, commentée, soupesée et étirée, provoquant une myriade de réactions sur son passage. Et bien que l’écrasante majorité d’entre elles aient enjambé le fond pour ne s’offusquer que sur la forme de l’action, le fait que le tableau en lui-même n’ait finalement subi aucun dommage (à l’exception de légères éclaboussures sur le cadre) rend pertinente l’interrogation de départ de Just Stop Oil. L’outrage général prouve bel et bien que la protection d’un tableau importe plus que la protection de la Terre et de ses occupant.e.s.

L’ironie veut que Vincent Van Gogh lui-même ait souligné la prévalence de la faune, de la flore et de la réalité sur l’art qui ne se contente que de les imiter. « Ce n’est pas le langage des peintres mais le langage de la nature qu’il faut écouter, écrit-il à son frère en 1882. Car la réalité est plus importante que le sens des images. »

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Un risque contre-productif

Mais si tant de personnes s’arrêtent à la manière de militer plutôt qu’au message véhiculé, peut-il y avoir un effet contre-productif? Après tout, le but même d’une désobéissance civile, outre mettre en lumière des actions gouvernementales contestables, est d’inciter d’autres personnes à joindre le mouvement. Or, la plupart de ces actions sont souvent accueillies dans l’opinion publique avec agacement. Pour beaucoup, ce qui devrait être dirigé directement vers les entreprises fautives n’est finalement ressenti de plein fouet que par les citoyen.ne.s.

Loin de se sentir concerné.e.s par les enjeux des activistes, certain.e.s citoyen.ne.s se voient plutôt comme les dommages collatéraux d’un caprice.

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Lorsqu’une trentaine d’activistes de Just For Oil bloquent l’une des routes les plus empruntées de Londres, certain.e.s s’engluant au trottoir, ce ne sont pas les entreprises polluantes qui en pâtissent le plus, mais plutôt celles et ceux qui vont au travail chaque matin pour obtenir de quoi vivre. Pareillement lorsque des activistes de l’organisation Animal Rebellion verseront des litres de lait sur le sol d’une épicerie pour promouvoir une alimentation d’origine végétale : qui essuie ensuite le sol? « Les gens luttent pour survivre et vous pensez que le meilleur activisme est de gaspiller de la nourriture et ensuite d’avoir des travailleurs à bas salaire pour nettoyer votre gâchis. Vous empestez l’élitisme », s’insurge-t-on sur les réseaux sociaux.

Certaines de ces actions peuvent donc susciter de la colère chez des personnes pourtant invité.e.s à rejoindre le combat. Loin de se sentir concerné.e.s par les enjeux des activistes, certain.e.s citoyen.ne.s se voient plutôt comme les dommages collatéraux d’un caprice. Se pose alors la question d’un modèle d’activisme à repenser. « Il y a des centaines de manières d’attirer l’attention sur les problèmes climatiques. Ça ne devrait pas être l’une d’elles », partage ainsi à l’AFP Arthur Brand, enquêteur spécialisé en crimes d’art, au sujet de la peinture.

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La dernière ISSUE

Mais que se passe-t-il lorsque ces centaines de manières d’attirer l’action ont toutes été utilisées dans l’indifférence générale? Que se passe-t-il lorsque les scientifiques annoncent que le futur de l’humanité entière se joue dans les « trois à quatre prochaines années » sans que personne ne s’en inquiète? Quelles options restent-ils, à ce stade?

C’est de ce désespoir progressif que parle Jessica Reznicek, une militante pour le climat originaire de l’Iowa, qui décrit dans un communiqué avoir « épuisé tous les recours » pour empêcher la construction d’un pipeline sur plusieurs territoires autochtones sacrés – pétitions, grèves de la faim, manifestations, boycottages, actes de désobéissance civile. Rien n’y a fait. Alors, aidée d’une partenaire activiste, elle finit par saboter l’installation elle-même et écope de huit ans de prison pour terrorisme domestique, le tout assorti d’une amende de 3,2 millions de dollars.

Hier, c’était un pipeline, aujourd’hui, une œuvre d’art, et dans le futur, ces actions directes ne sont pas près de ralentir.

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« S’il existe un quelconque regret, c’est celui de ne pas avoir assez agi », lit-on en conclusion de communiqué. Il y a donc ici le sentiment de ne plus rien avoir à craindre ou à perdre face à l’imminence d’un danger plus terrifiant qu’une incarcération ou qu’une vague de commentaires négatifs. Hier, c’était un pipeline, aujourd’hui, une œuvre d’art, et dans le futur, ces actions directes ne sont pas près de ralentir selon Andreas Malm, professeur norvégien d’écologie humaine invité à en parler sur Al-Jazeera.

« Si les gouvernements échouent si ostensiblement, alors quelqu’un d’autre doit intervenir, et c’est ce que les gens à travers le monde commencent à faire, explique-t-il. Ce n’est pas une question d’abandon d’autres tactiques, [mais] de mettre une plus grande pression sur les gouvernements pour faire ce qui est nécessaire. »