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Michelle Bouffard: Toujours un verre dans le nez

De la petite bière, quoi. Portrait.

Par
Émilie Folie-Boivin
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Michelle Bouffard est une geek. Une vraie. Son sujet de prédilection, c’est le vin. La journaliste/sommelière/auteure/chroniqueuse/enseignante et éternelle étudiante consacre autant de temps dans sa journée à étudier qu’à travailler, car elle s’entraîne très fort pour espérer décrocher le prestigieux titre de Master of Wine. Et fait tout ça en organisant une importante conférence internationale sur le vin et les changements climatiques.

Lorsque Michelle Bouffard me retrouve au restaurant Leméac, où elle m’a donné rendez-vous à midi, elle a déjà fait sa méditation, écrit un texte sur la vallée du Rhône, répondu à des courriels, booké des rencontres. Oh, et accessoirement, elle s’est levée à 5 h du mat’ afin d’étudier pour réussir le programme Master of Wine (MoW). Ça, c’est une sorte de Ph.D pour les calés de vin. Ça coûte la peau des fesses (15 000 $ par année, la formation peut durer 4, 6 ou 7 ans) et moins de 10 % des élèves réussissent à la compléter.

Elle arrive un peu essoufflée (avec une telle matinée, on le serait aussi), gracieuse dans sa jolie robe noire ornée de fleurs rouges. Ses lèvres vermeilles esquissent un sourire franc, qui camoufle avec succès que la veille, une vilaine fièvre l’a clouée au lit et qu’elle a passé la journée à saigner du nez (ce n’est pas une métaphore).

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« C’est la fin de deux ans assez intenses et je crois que mon corps a essayé de me dire : “Peux-tu me donner un break?” », glisse-t-elle avant de commander un tartare de bœuf (un excellent apport en fer, dans ces circonstances). En plus de tout ce qui précède, elle a écrit des articles pour Véro, Exquis et autres Meininger’s Wine Business International. Chroniqué à Rad-Can, parlé vino sur le plateau de Curieux Bégin. Enseigné pour le Wine & Spirit Education Trust, le plus grand organisme de formation au monde dans le domaine des vins, présent dans 70 pays. Figuré au jury de plusieurs concours de vins (et dégusté jusqu’à 150 vins de la shot). Publié un livre, Dis-moi qui tu es, je te dirai quoi boire. Enfin, tenu sa première conférence sur l’impact des changements climatiques sur le vin.

La routine? Cette Hermione de 43 ans ne connaît pas. Par chance, le yoga et la méditation lui permettent de garder un équilibre dans sa vie, sinon ses temps libres sont plus namaste que party. Parce qu’à peine sa valise déposée dans son condo sur l’avenue Laurier, la voilà déjà repartie vers YUL. Elle étudie pendant les escales et écoute en vol ses notes enregistrées. Faque on se trouve mauditement chanceux qu’elle ait accepté qu’URBANIA lui colle aux talons hauts tout un après-midi.

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RÉGIME MILITAIRE

Ce rythme effréné lui demande une immense discipline, chose qu’elle a toujours eue. « Je ne connais que ça en fait », précise-t-elle. Parce qu’avant de tomber en amour avec le vin, elle s’abreuvait de musique. De trompette plus exactement. « De 10 à 22 ans, c’était ma vie, 7 jours sur 7. J’enseignais la trompette, j’étais dans les cadets et dans l’armée, pour qui je jouais aussi de la musique de manière professionnelle. C’est l’un des instruments les plus physiques, car il implique plusieurs muscles. C’est pourquoi tu ne peux jamais arrêter de jouer. À la fin, je pratiquais 10 heures par jour, comme une athlète. »

Comme toute bonne chose consommée dans la démesure, alors qu’elle a quitté Montréal et suit un prestigieux programme en interprétation à Vancouver, la trompette finit par la soûler et elle lâche tout. Tout. Seule et baragouinant à peine l’anglais dans une ville méconnue, elle se tourne vers la restauration pour payer son loyer. Puis bang, le vin entre dans sa vie.

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Pour motiver ses troupes, son employeur faisait tirer des voyages aux serveurs qui vendaient le plus de vin aux clients. « Je les gagnais tous. Quand je rentrais à la maison, je parlais tout le temps de vin. Mon chum de l’époque m’a dit : “Pourquoi tu ne t’en vas pas là-dedans?” Mais ça ne m’intéressait pas. Je voulais être une artiste. »

À Noël, il offre à sa douce entêtée un cours d’initiation aux vins. Juste pour le fun. « J’ai trippé et continué. Je suis née dans une discipline qui exige la perfection, alors j’ai appliqué la même approche dans le vin. »

« Je suis née dans une discipline qui exige la perfection, alors j’ai appliqué la même approche dans le vin. »

Toujours à Vancouver, une fois complété un programme de sommellerie au International Sommelier Guild et terminé première de classe, elle fonde avec une collègue House Wine, une entreprise spécialisée en gestion de cellier. Elle n’a pas encore 30 ans qu’elle s’occupe de garnir les réserves des palais, chalets et avions de clients assez riches pour pouvoir se payer d’authentiques Picasso sur les murs. Elle leur conseille de quoi épancher la soif des dignitaires et autres very important persons qu’ils invitent à souper. Après 12 ans, la House Wine girl a besoin de nouveaux défis et surtout, elle rêve d’art et veut s’imbiber d’une ville culturelle. Elle ferme boutique, fait un dernier high five à la sportive Vancouver et rentre à Montréal. « Les gens pensaient que j’étais folle de revenir, car mon domaine est un milieu hyper compétitif. On me disait que j’allais crever de faim », souligne la pigiste, en terminant son plat et son Côte de Beaune.

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Mais une overachiever comme elle, ça carbure au risque. Et elle en a pris tout un en organisant, de sa poche et sans subvention gouvernementale (« même si on entrait dans tous les critères! »), la première conférence internationale Goûter aux changements climatiques, tenue en 2017 et qui reviendra aux deux ans. Depuis qu’elle a vu le documentaire The Inconvenient Truth, en 2005, elle rêvait de rassembler des experts internationaux pour discuter des enjeux cruciaux dans les vignobles et identifier des pistes de solution. La conférence connaît un immense succès, si bien que la demi-journée se transformera en journée complète pour la prochaine édition.

« Le vin est un luxe. Quand tu regardes les prévisions, d’ici 2050, la température devrait grimper de trois degrés. La population mondiale augmentera [NDLR : de 30 %], et on aura moins d’eau. On va l’utiliser pour les céréales, nourrir la planète; le vin ne sera pas une priorité. Si la température monte trop, le style de vin va être différent. Les gens connaissent environ 10 cépages, mais en réalité, il y en a des milliers qu’on peut utiliser, et certains sont mieux adaptés à la sécheresse. Chose certaine, l’impact des changements climatiques est énorme. Je pourrais parler du sujet pendant des heures! », explique-t-elle, avant de réaliser que merde, nous sommes en retard pour son entraînement de dégustation à l’aveugle. Même les êtres les plus disciplinés perdent le fil du temps.

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LES OLYMPIQUES DU BOIRE

En plus de tout ce qui lui permet de gagner sa vie, Michelle étudie entre cinq et huit heures par jour pour obtenir la distinction du Master of Wine. Contrairement au Court of Master Sommeliers, autre prestigieux programme de sommellerie spécialisé pour les gens œuvrant dans la restauration, le MoW touche à l’étude du vin et à la compréhension du milieu sous toutes ses facettes : viticulture, œnologie, business, marketing, production, name it. Les connaissances sont évaluées lors d’examens théoriques et de dégustations à l’aveugle. « J’ai passé deux semaines à étudier les enzymes », dit-elle, en n’ayant aucune idée si le sujet est à l’examen. En somme, ça s’adresse aux geeks solidement masos.

Ce jour-là, Sophie Allaire, ancienne étudiante de Michelle et sommelière chez Joséphine, lui a préparé une simulation d’examen pour me montrer à quoi ça peut ressembler. Michelle s’assoit sur la banquette de velours cramoisi devant six verres dont elle ignore la provenance. Puis, elle se transforme en une véritable machine. C’est parce qu’à l’examen de dégustation de première année du MoW, elle avait 2 h 15 pour goûter à 12 vins et pondre une dissertation de 3 à 4 pages (en moins de 10 minutes!) pour chacune des 12 questions comparatives. Pas l’temps de niaiser. Elle déguste, prend des notes frénétiquement sur une feuille. Réfléchit. Se parle à voix basse. Goûte de nouveau. Elle est complètement dans sa bulle. Sophie sourit en coin en l’entendant frapper dans le mille pour quatre des six vins pas si faciles à deviner qu’elle a sélectionnés.

« Personne ne commence le cours en se disant qu’il va réussir. C’est fucking tough – n’écris pas que j’ai dit fucking – et t’as pas de livre pour étudier! »

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Dans ce contexte relax, Michelle est impressionnante à voir aller, alors j’ose à peine imaginer à quoi elle peut ressembler sous la torture d’un véritable examen de dégustation. Lors de notre rencontre, elle venait tout juste de s’y soumettre et elle attendait toujours les résultats. « J’étais tellement stressée et il était tellement difficile que, même si je recrachais le vin, je me sentais pompette une demi-heure avant la fin. » Ça ne lui a finalement pas trop nui puisqu’elle a appris quelques semaines plus tard qu’elle l’avait réussi.

Si tout va aussi bien, elle terminera son MoW en quatre ans. « Personne ne commence le cours en se disant qu’il va réussir. C’est fucking tough – n’écris pas que j’ai dit fucking – et t’as pas de livre pour étudier! » Chose certaine, elle en a pour un bon bout de temps à apprendre. « Ma mère me dit que je suis toujours à l’école. Après le MoW, pour vrai j’pense que… » (Elle insinue qu’elle va s’arrêter là, mais remarquez qu’elle ne finit pas sa phrase.)

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SE DIRE LES VRAIES AFFAIRES

Même si elle est couronnée de ce titre rarissime que seules 370 personnes dans le monde possèdent, dont 5 Canadiens, Michelle sait que ça ne changera pas grand-chose à sa carrière. « Quand tu deviens Master of Wine, le regard des autres change, c’est sûr. C’est comme devenir docteur. Je le fais pour apprendre, c’est tout. Ça t’ouvre des portes, mais pas si tu restes les bras croisés. Tu dois travailler. » Si elle comble cet appétit en s’entourant d’un cercle d’érudits du vin, elle garde un pied dans celui des buveurs de Red Revolution et de Wallaroo Trail. Elle se sert de ses apprentissages pour démystifier, dans les magazines et émissions grand public, ce monde que sa gang, elle le reconnaît, a rendu un peu snob.

« Ce n’est pas volontaire, mais à cause de nous, le monde du vin est encore plus intimidant. Ce que j’aimerais, c’est trouver des façons de faire une différence dans le monde. Les vignerons, ils ont les ongles noirs, ils travaillent la terre, ce sont des agriculteurs. C’est simple. J’espère trouver des façons de ne pas perdre cette connexion à la vraie chose. » Master of Wine ou pas (même si, à 15 000 $ par année, ce s’rait l’fun que).

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Par curiosité, lorsque je la quitte, je lui demande ce qu’elle fera du reste de sa soirée. « Je vais rentrer chez moi. Et manger des légumes. Oh. Et travailler. » On cheers à ta santé, chère!