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Merci de toucher aux oeuvres d’art

Une chercheuse montréalaise veut traduire les couleurs par le toucher.

Par
Camille Dauphinais-Pelletier
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Patricia Bérubé a toujours été fascinée par la couleur. « C’est ce que je remarque en premier quand je vois une toile. Je peux tout de suite être en amour avec un jaune, mais détester le contenu de l’oeuvre », donne-t-elle en exemple.

En se lançant dans la maîtrise en histoire de l’art, elle savait donc que c’était là qu’elle irait creuser. L’avenue commune aurait été de produire un énième mémoire théorique sur l’emploi des couleurs par tel ou tel grand peintre. Mais l’appel du concret était plus fort. Réaliser un projet qui aurait un impact direct sur la société, voilà ce dont elle avait envie.

Puis, un jour, le flash : elle rendrait accessibles les couleurs aux aveugles et aux malvoyants.

Pourtant, des audioguides qui décrivent les oeuvres, ça existe déjà non?

« Une personne qui voit, quand elle rentre dans un musée, elle va balayer la salle du regard et découvrir elle-même les oeuvres qui s’y trouvent. On tient ça pour acquis, mais les personnes aveugles n’ont pas cette chance-là. »

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« Je voulais trouver une façon de permettre à ces personnes de découvrir les oeuvres de façon autonome, à leur rythme, sans qu’elles aient à se les faire raconter par quelqu’un d’autre », résume celle qui étudie à l’Université de Montréal. « Une personne qui voit, quand elle rentre dans un musée, elle va balayer la salle du regard et découvrir elle-même les oeuvres qui s’y trouvent. On tient ça pour acquis, mais les personnes aveugles n’ont pas cette chance-là. »

L’idée est pas mal intéressante, mais on se demande spontanément comment des couleurs peuvent bien être traduites par le toucher. Et apparemment, on n’est pas les seuls à se poser la question.

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D’ailleurs, les projets pour rendre l’art accessible aux non voyants mettent généralement de côté l’aspect des couleurs, comme on le voit avec cette charmante Mona Lisa monochrome.

« Quand j’ai commencé à en parler autour de moi, les gens me disaient que de traduire tactilement la couleur, ça ne se faisait pas, qu’il n’y avait pas de données sur le sujet. Ça m’a sonné une cloche, et ça m’a donné envie de continuer. […] On m’a dit plusieurs fois que je n’arriverais pas à faire accepter mon projet parce qu’il n’est pas standard, que je ne devrais pas postuler sur telle bourse… mais jusqu’à maintenant, au contraire, il est toujours bien reçu », se réjouit-elle.

Toucher Alfred Pellan

Il faut dire que le projet avance bon train, avec des résultats prometteurs. Pour Patricia, il était important de s’entourer de personnes aveugles et malvoyantes dès le début de sa recherche; c’est pourquoi elle a formé un groupe de participants, qu’elle consulte à chacune des étapes de sa maîtrise.

L’une des premières était d’associer une texture à chaque couleur. La chercheuse a proposé des textures aux participants, en leur parlant des différentes couleurs et des émotions auxquelles elles étaient fréquemment associées. À sa surprise, ceux-ci s’entendaient souvent pour amalgamer une texture donnée avec une couleur.

« Quand j’ai commencé à en parler autour de moi, les gens me disaient que de traduire tactilement la couleur, ça ne se faisait pas, qu’il n’y avait pas de données sur le sujet.»

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Il fallait ensuite créer des prototypes, c’est-à-dire des reconstitutions en relief d’une toile, plus petite que l’originale (pour qu’elle puisse être tenue dans les mains). Ceux-ci sont faits de silicone coulé dans des moules réalisés grâce à l’impression 3D (et à la firme Lezar3D). Après plusieurs essais et erreurs, la chercheuse a réussi à permettre une lecture efficace : la plupart des participants pouvaient décrire une oeuvre et ses couleurs après avoir touché les prototypes!

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Pour l’instant, la lecture se fait en deux étapes. La première est de toucher une plaque sur lequel des lignes en relief définissent les formes globales du tableau. Puis, un deuxième modèle réduit reprend ces mêmes lignes en relief, mais dans les plages où se trouve la couleur, on retrouve maintenant les textures correspondant aux couleurs. « Il faut y aller en deux temps, sinon il y a trop d’informations d’un coup, et ça brouille la lecture », explique la chercheuse.

L’oeuvre qu’elle a choisi de rendre accessible pour sa maîtrise est une huile sur toile d’Alfred Pellan, qui a été la bannière de l’exposition Prisme d’Yeux. On peut voir une démonstration des prototypes dans cette vidéo d’AMI-télé.

Plusieurs établissements pourraient évidemment être intéressés à présenter les tableaux tactiles une fois qu’ils seront au point : c’est notamment le cas du Musée des beaux-arts de Montréal, qui suit de près ses recherches.

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Patricia ne compte pas s’arrêter là : elle poussera le sujet encore plus loin au doctorat et semble vraiment sereine par rapport aux critiques qui disent que la couleur est intraduisible. « Les prototypes, ce sont des outils de médiation culturelle, pas des traductions complètement fidèles. Ça donne des repères tactiles. Si les gens n’ont pas tous les mêmes couleurs en tête lorsqu’ils les lisent, ce n’est pas si grave, l’idée c’est de leur permettre de faire leur propre interprétation. »