Un enfant en surpoids pleure au centre d’une pièce sans meubles. Son oncle, coiffé d’une casquette de skateboard, lui révèle que la canette de Pepsi qu’il vient d’avaler est en fait son cendrier improvisé.
Bienvenue dans l’univers déjanté des mèmes autochtones.
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Malgré les années qui défilent, la popularité du mème comme forme langagière ne montre aucun signe d’essoufflement. Bien au contraire. Transporté par sa grande accessibilité technique et son caractère incessamment renouvelable, il s’est faufilé une place de choix dans l’écran qui habite notre main, célébrant les mille travers de notre époque par la caricature.
Il y a près d’un an, des pêcheurs innus m’ont introduit à la sous-culture des mèmes autochtones. J’y ai découvert un délire insoupçonné qui s’affaire depuis à bousculer tous mes repères.
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Si l’on devait se prêter au jeu de la définition, les mèmes autochtones désignent une vaste mosaïque référentielle traduisant les spécificités du quotidien sur la réserve. Les « rez memes » braquent sa loupe sur l’ensemble des nations autochtones nord-américaines en l’interrogeant par le granulaire du familier.
En effet, à l’aide d’une mise en scène de l’anecdotique, ses créateurs.rices anonymes dévoilent un jeu constant de mise en parallèle et d’identification avec son audimat, dialoguant par l’écho d’un humour sans tabou ni pincettes.
Les nombreuses pages dédiées à son partage sur Facebook affichent un dynamisme remarquable, publiant chaque jour de nombreux gags au plaisir d’une communauté active de plusieurs milliers d’abonné.e.s. Un phénomène à la viralité manifeste, quoiqu’en vase clos.
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Pour aider à mieux saisir les pistes de lecture que permettent les « rez memes », j’ai demandé les avis du militant et créateur de contenu autochtone Xavier Watso, originaire de la nation abénakise, et de l’artiste multidisciplinaire Catherine Boivin, native de la communauté atikamekw.
« Les “rez memes” sont très populaires sur Facebook, mais également sur d’autres plateformes comme TikTok où ils se déclinent en vidéos, reprenant les mêmes idées », mentionne Xavier Watso. Les médias sociaux créent un lieu tout indiqué pour que les communautés autochtones se retrouvent. Si chaque nation entretient ses propres particularités culturelles, la mémosphère forme une fenêtre de connivence.
« L’engouement pour les médias sociaux est révélateur d’une volonté de reconnecter entre les différentes nations, poursuit-il. L’histoire coloniale nous a éloignés, nous a isolés autant culturellement que géographiquement. Grâce aux réseaux sociaux, nous avons la possibilité de nous reconnecter aux autres comme à nous-même. »
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« Les mèmes sont aussi très présents dans mon quotidien, répond pour sa part Catherine Boivin. Même si le contenu est anglophone, on va saisir tout de suite le message. Les similitudes sont frappantes. C’est l’instantanéité qui nous plaît, de nous comprendre sans avoir à s’expliquer. On partage un bagage historique semblable, alors ça offre une forme de réunion. »
Selon l’artiste, les « rez memes » contribuent à la structuration d’une solidarité autochtone en cataloguant les liens culturels, aussi saugrenus soient-ils, qui les unissent, toujours agrémentés d’éclats de rire jaune.
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L’une des singularités les plus évidentes de cette sous-culture réside dans ses thèmes de prédilection, abordant sans détour des propos comme la consommation, la promiscuité ou la précarité domiciliaire. L’horizon ratisse aussi large que la cohabitation des générations et la relation avec les non-autochtones.
En fait, vraiment tout y passe : le cordon rompu des traditions, les modes vestimentaires, les habitudes alimentaires, les prestations gouvernementales, le gambling ou encore le conseil de bande. La famille et la complexité de ses rouages y tiennent une place importante à l’instar du partage des ressources (cellulaire, argent, toit, voiture) et de la fragilité des rapports qui en découlent.
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Comme dans toute mémosphère, les mêmes personnages, décors et patrons sont recyclés avec une esthétique souvent bricolée comportant son propre patrimoine vernaculaire : «neff», «unc», «snagging», «bepsi», «N8V», «err».
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« Tu peux demander à n’importe qui âgé en bas de 40 ans, pas mal tout le monde connaît le “bepsi” », précise Xavier Watso en riant au bout de la ligne.
Hermétique au départ pour le spectateur non autochtone, le ton caustique, souvent dégoulinant d’humour noir, peut en dérouter plusieurs. Derrière le « lol », on décèle une source créative à la réalité âpre et aux motifs ambivalents, tâchant à la fois de décaper les stéréotypes comme de les cimenter.
« Si ces mèmes étaient faits par des allochtones, ce serait révoltant, poursuit le militant. Mais quand ça provient de nous, on comprend comment le rire est une façon d’affronter le présent, tout comme de réparer les traumatismes du passé. L’humour nous est salvateur. Il est toutefois nécessaire de comprendre que l’imaginaire des mèmes est un lieu d’exagération, que son aspect vraiment trash est destiné à faire rigoler et non à moquer. Il faut faire attention aux généralités qui peuvent vite déraper. »
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« Les mèmes aident également à réaliser comment notre humour est très prompt à rire de nous-mêmes, ajoute Catherine Boivin. L’humour permet de relativiser le vécu, d’être debout tout en voyant les choses sous un angle différent. »
Elle-même créatrice de mèmes à ses heures, la jeune femme souligne qu’en réponse à une situation enflammant l’actualité, au lieu d’en être outrées, le réflexe habituel des communautés autochtones est de la détourner par le rire. Une forme de réappropriation en soi.
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Ainsi, la condition autochtone « prend corps » en ligne, signifie son existence et ses spécificités à travers ses hauts et ses bas. Sans tomber dans le misérabilisme, Catherine ajoute que l’autodérision révèle une véritable position de résilience.
Elle m’explique d’ailleurs que dans le cadre de l’Halloween où les costumes hantés de vieux stéréotypes emplumés sont encore populaires, elle en a profité pour imaginer un mème proposant un habit plus près de la réalité : celui d’une jeune gênée habillée d’un hoodie extralarge. Un succès retentissant partagé à plusieurs milliers de reprises au sein de la communauté.
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« Il y a certainement une perspective politique aux mèmes autochtones, conclut-elle. C’est devenu un canal de prédilection pour répandre nos idées. J’aime bien en faire pour me libérer d’un sujet sérieux en l’exprimant à travers un gag. »
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Les mèmes autochtones empruntent certes les traits d’une parodie parfois brutale, mais ils tendent également à générer une production de sens. Ces fragments de réalités encapsulés en clins d’œil évoquent l’acte communicationnel permettant, par exemple, à un adolescent natif d’une réserve du Wisconsin de réaliser que son semblable de la Côte-Nord affronte des expériences analogues. Et vice versa.
Il serait donc brouillon de supposer que les mèmes autochtones dressent le constat d’une réelle condition, car leur appétit satirique se nourrit principalement d’épines sociales. Comme quoi, le rire pousse parfois mieux à l’ombre.
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