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Gagner à la vie en perdant à la mort

Avec « Même pas morte », Geneviève Rioux vise le dialogue.

Par
Hugo Meunier
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Dans la nuit du 7 au 8 avril 2018, Geneviève Rioux a reçu une vingtaine de coups de couteau, avant d’être étranglée puis laissée pour morte par un homme cagoulé entré par effraction dans son logement de Sherbrooke.

Dans la nuit du 26 au 27 mars 2016, Steph Cardin a reçu une vingtaine de coups de couteau, avant d’être étranglée puis laissée pour morte par un homme cagoulé entré par effraction dans son logement de Rimouski.

20 ans auparavant, la mère de Geneviève Rioux a subi une agression similaire dans la maison familiale.

20 ans auparavant, la mère de Steph Cardin a subi une agression similaire dans la maison familiale.

L’agresseur de Geneviève Rioux court toujours.

L’agresseur de Steph Cardin court toujours.

Geneviève Rioux est une survivante.

Steph Cardin est une survivante.

Les similitudes s’arrêtent là (et c’est bien assez).

Avec Même pas morte, son premier roman (Stanké), Geneviève Rioux s’éloigne de sa propre tragédie pour aborder la résilience, la quête de repères et – oui – le pardon.

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À l’aide d’une narration à la troisième personne, elle réussit l’exploit de sortir d’elle-même pour raconter une tragédie vécue par tant d’autres, qui résonne particulièrement ces jours-ci, en pleine campagne de 12 jours d’action contre les violences faites aux femmes.

En revanche, elle s’adresse à l’agresseur au « tu », une posture de défense, a-t-elle expliqué en entrevue à La Presse.

Toé, en conserves-tu le souvenir? Quel détour ton esprit tordu prend-il? Oui, quelle version te permet de te regarder dans le miroir?

Pardonnez le cliché, mais vous ne sortirez pas indemne de cette lecture percutante, qui emprunte les codes du roman policier et du thriller.

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Un roman difficile à déposer avant d’arriver à la fin, s’amorçant avec un incipit coup de poing dictant la suite et témoignant du refus de cette battante de se dépeindre en victime.

Avant d’adopter l’angle de la fiction, Geneviève Rioux avait abordé son agression une première fois – et de manière très frontale – dans le recueil de poèmes Survivaces (Mémoire d’encrier), publié en 2022.

Je l’ai rencontrée au Cégep Édouard-Montpetit où elle avait été invitée à titre de conférencière.

Faire quelque chose de ses remords

Dans un recoin de la bibliothèque, une quarantaine de personnes sont présentes, suspendues aux lèvres de la doctorante en psychologie et écrivaine. Julie Lachance, une enseignante en littérature, anime la discussion et filtre les questions de la salle, nombreuses.

Des questions posées sans flafla, parfois avec un aplomb désarmant. « Quelle sentence souhaites-tu pour ton agresseur? », « As-tu peur qu’il voit ce livre comme une confrontation? »

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Geneviève Rioux pèse ses mots, prend son temps avant de répondre à des questions qu’on lui a déjà maintes fois posées. Si ce n’est pas sa propre histoire qu’elle raconte dans son roman, elle ne cache pas qu’elle prend racine dans la sienne. Devant les questions plus personnelles, elle demeure évasive, question de ne pas entraver l’enquête toujours en cours. Mais entre les lignes, on devine que l’ouvrage s’imbrique dans un processus de guérison.

Par les livres, la justice trouvera son chemin, l’aube d’une réparation, l’écrit-elle d’ailleurs dans son roman.

« Pour la sentence, j’ai l’espoir, mais pas d’attentes. Mais je souhaite que cette personne vive avec ses remords et en fasse quelque chose. »

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Dans la salle, une certaine curiosité teintée de voyeurisme prend parfois le pas sur la bienveillance, sorte de candeur maladroite.

« Connais-tu ton agresseur? », « As-tu peur qu’il s’en prenne encore à toi ou à ta fille, si t’en as une, un jour? »

L’autrice s’en remet encore au processus judiciaire, se contentant de mentionner qu’au rayon des violences de cette nature, plus de 80 % des victimes connaissent leur agresseur.

Quant au risque de représailles, elle refuse de vivre dans la peur. « Ma démarche publique est une sorte de rempart contre la violence », tranche Geneviève, qui craint davantage la souffrance que la mort.

Réparer la violence

Le roman s’amorce dans le vif du sujet, avec une agression vécue par Steph en pleine nuit tandis qu’elle est seule dans son appartement. Quelques indices, une intuition, puis la matérialisation du pire de ses cauchemars. Les détails sont crus, durs à absorber pour le lectorat, qui tourne les pages comme on signe une décharge de consentement.

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C’est à ce moment-là que tu as tilté. Ta rage a giclé, sans bon sens. BANG, BANG, BANG. Tu l’as frappée au visage et à la tête. Avec le poing, celui qui tenait le couteau et tranchait sa peau. Une fois, deux fois, sept fois. BANG, BANG, BANG, BANG.

Steph, comme Geneviève, s’est défendue bec et ongles contre son assaillant, le privant de son objectif : violer et tuer.

Un euphémisme, même, comme en fait foi ce passage où la mère et la fille sont réunies dans une douleur commune après l’agression.

Elles restent toutes les deux silencieuses à dévisager la violence dressée comme un mur entre elles. Josée escalade cette paroi.

– Pas toi aussi…

Trois mots de porcelaine pour parler de l’agression. La sienne et celle de Steph. La mère et la fille, maintenant unies par cette souffrance.

– Ton visage, Steph…

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Trois mots pour souligner ta fureur. Steph lui montre son poing gauche gonflé et bleuté.

– Je lui ai crissé une volée, m’man.

L’autrice s’étonne de constater que depuis la parution du roman, plusieurs femmes louangent son sang-froid, affirmant qu’elles n’auraient sans doute pas agi aussi courageusement en pareilles circonstances. « Je trouve que les femmes se sous-estiment beaucoup dans leurs réactions. Moi, j’ai pas choisi de me comporter ainsi. Et il ne faut pas oublier que le problème, c’est pas notre façon de réagir, mais le geste en soi », nuance-t-elle.

Une nuance importante.

Si Steph a toutes les raisons du monde d’haïr et de vouloir punir son agresseur (on s’en charge à sa place), on perçoit une main tendue, une quête de dialogue. Sans parler de pardon, on sent chez l’autrice une ouverture à comprendre. Une attitude qui déstabilise dans le contexte ambiant.

Dans ce récit entremêlant le milieu médical, le cabinet d’une psychologue et une enquête policière, on se surprend à n’y trouver aucune haine.

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Lorsqu’une étudiante sonde l’autrice sur un avenir en apparence sombre, évoquant en toile de fond l’élection de Trump et la montée en popularité des mouvements masculinistes, Rioux maintient le cap.

« L’espoir, c’est pas de ne plus vivre de la violence, mais de réparer celle qui existe. Et sans espoir, il n’y a plus d’humanité. Aussi, le Québec est loin d’être la pire des sociétés », souligne-t-elle.

Geneviève Rioux estime que pour que les choses s’améliorent, il faudrait éduquer les gars sans les antagoniser. Elle visite d’ailleurs des écoles de garçons, cherchant à bâtir des ponts. « Pour un agresseur, combien de personnes leur tendent la main? », résume-t-elle, prônant l’empathie.

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L’échec d’une agression

À travers les pages, on sent le vent tourner ou – pour emprunter l’expression consacrée – la honte changer de camp. À un point tel que le personnage de Steph en arrive à cette question fondamentale : qui est vraiment mort, ce jour-là?

Tu es ton propre persécuteur, ta propre victime. Et tu ne peux plus te sauver d’elle.

Steph apostrophe directement son agresseur, lui rappelant son échec, « sa job bâclée ».

Steph a besoin de retrouver son espace personnel,

de refermer la porte sur son intimité. Elle t’a combattu

et t’a résisté, enracinée dans l’existence. Tu as perdu

à la mort, elle a gagné à la vie.

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La rencontre dans la bibliothèque prend fin sur une question allant dans le même sens. « Est-ce que l’écriture te permet de reprendre le contrôle de ta vie? »

Geneviève Rioux marque une pause, courte, puis lève le poing au ciel.

Oui!

Une main tendue

Après la conférence, on se déplace dans un local vide, où l’autrice – aussi porte-parole pour le Centre de services de justice réparatrice (CSJR), confie ne pas tripper particulièrement sur la portion « promo » de l’aventure, elle qui ne cherche pas à se retrouver dans le spotlight. « Les journalistes sont fins, à date, et l’accueil du roman est généreux. Du lectorat, le feedback que j’ai est que les gens le lisent vite », souligne Geneviève, qui souhaite faire œuvre utile. « J’espère tellement que des victimes vont se reconnaître dans les histoires de Josée (la mère) et Steph. »

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À la fin de la conférence, Geneviève Rioux invite même les participants à lui écrire s’ils veulent lui parler en privé. L’invitation est sincère.

En attendant, Geneviève va se consacrer à la rédaction d’une thèse de doctorat sur l’identité narrative.

Rien de bien sexy, mais elle aimerait continuer d’écrire par la suite, progresser dans l’aube de cette réparation.