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Même les tatoués vont s’ennuyer de Denise
Denise Bombardier est décédée aujourd’hui. Elle avait 82 ans. Un départ à la fois dans l’ordre des choses et complètement imprévu. À cet âge, la vie est fragile.
Elle était l’une de ces personnalités publiques devenues polarisantes au fil des années. Elle était sympathique à la CAQ, hostile à la religion et (pour une raison obscure) menait une croisade contre les tatouages.
Bombardier défendait bec et ongles aussi la langue française et la culture québécoise. C’était son cheval de bataille. Une monture pas très compatible à notre époque de relativisme moral, de grandes promesses sociales et d’ouverture sur le monde propulsée par des plateformes technologiques aux motifs douteux.
Comme le disait l’avocat Harvey Dent dans le film The Dark Knight : « Soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser le rôle du méchant ».
Ce serait facile d’appliquer cet adage à la carrière de Denise Bombardier. Elle-même vectrice de changements sociaux, elle a souvent été la seule présence féminine à une époque où le paysage culturel était dominé par les hommes, mais s ’est fermée à plusieurs nouvelles idées qui contredisaient ses valeurs pendant la dernière décennie.
Je vous invite toutefois à regarder plus loin que ça. Quand on apprécie la carrière de Denise Bombardier dans son ensemble, c’est l’aspect d’icône féministe qui brille le plus.
Les chroniques qui nous ont tant fâchés vont disparaître sous le poids de son histoire et de ses accomplissements. Écoutez, j’ai trois tatouages, dont deux qui arborent du texte en anglais. Denise Bombardier ne m’aurait probablement pas aimé, mais moi, j’vais m’ennuyer d’elle.
L’Affaire Matzneff
En février 2020, des accusations de viol sur mineures et d’apologie de la pédocriminalité étaient portées contre l’écrivain français Gabriel Matzneff, un homme d’âge mur qui a fait carrière en racontant qu’il baisait des adolescentes.
Toute l’Académie française a collectivement mis ses mains sur ses joues en s’écriant : « Ben oui! C’est donc vrai que c’est un gros dégueulasse. On a passé les cinquante dernières années avec la tête dans le sable, hein? Oh boy! Faudrait être plus vigilants à l’avenir ».
Denise Bombardier, elle, avait confronté le bonhomme Matzneff haut et fort en 1990, sur le plateau de l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, et en avait payé le prix, à l’époque.
Alors que Pivot encensait bêtement l’amour de Matzneff pour « les minettes » et que ce dernier affirmait ne vouloir les femmes qu’avant qu’elles « ne se durcissent » et deviennent toutes folles et hystériques dans leur vingtaine, Bombardier a eu le courage de demander : « C’tu juste moi ou c’est extra-dégueu d’être fier de sodomiser des filles de 14 ans au point d’en écrire un livre? La littérature, c’est pas un alibi ».
Je paraphrase, là.
Ça allait prendre trente ans, des aveux d’une victime et un article de blogue écrit par *soupir* un homme pour que la France comprenne que Denise Bombardier avait raison. Imaginez néanmoins le courage et (pardonnez-moi l’expression métaphorique) les couilles que ça prend de tenir tête à un auteur célébré sur un plateau de télé, devant un auditoire qui ignore qui tu es et d’où tu viens.
C’était un grand moment féministe dans la culture francophone. C’était aussi un événement précurseur de #metoo, avec une personne décriant haut et fort une situation que personne ne voulait voir.
Malheureusement, les accusations contre Matzneff ont été portées trop tard pour être retenues, mais son aura littéraire est désormais entachée, un travail de démolition culturelle plus que mérité que Denise Bombardier aura amorcé avant tout le monde.
La culture avec un grand C
La liste des grands moments culturels de Denise Bombardier est encore longue. Je pourrais vous parler de son Enter The Dragon avec Marie-Louise Arsenault, à TQS, ou de son implication dans l’affaire DSK, mais son héritage, lui, est bien plus grand que quelques souvenirs marquants.
Denise Bombardier était d’abord et avant tout une amoureuse des mots et des idées.
Elle était une intransigeante promotrice de la culture avec un grand C. Au cours d’une carrière multidisciplinaire dont on peut retracer les premiers balbutiements aux années 50, Bombardier a fait sa place comme essayiste, romancière, animatrice, intellectuelle publique, mais aussi sporadiquement comme comédienne aux petit et grand écrans.
À une époque où la représentation féminine dans le paysage médiatique allait d’ordinaire à inexistante, Denise Bombardier et Janette Bertrand ont longtemps fait cavalières seules en tant que femmes intellectuelles dans la sphère publique. On ne niaisait pas avec elles.
Mais sans vouloir rien enlever à Janette Bertrand, Bombardier évoluait dans un milieu encore plus coupe-gorge envers les voix féminines. Elle a tenu le fort pendant des décennies pour enfin voir s’épanouir un monde où les femmes prennent la place qui leur revient.
Vous n’avez peut-être jamais connu l’époque où ce n’était pas « normal » d’être une femme intelligente et éloquente dans l’espace public. Ce combat, Denise Bombardier l’a longtemps mené seule.
Peut-être ressentez-vous de l’animosité envers elle en raison de ses chroniques au Journal de Montréal, ces dernières années, et je vous comprends.
Quand on se bat pour des changements sociaux, c’est frustrant de voir une figure importante utiliser une plateforme publique pour contredire nos valeurs.
Dites-vous cependant qu’un jour, ce sera à votre tour de trouver que ce que prônent les nouvelles générations va à l’encontre de ce en quoi vous croyez. Qu’elles défont même les changements pour lesquels vous vous êtes battu toute votre vie. Le futur appartient certes aux jeunes, mais cette liberté et cette équité qui vous permettent si bien d’être entendu, ce sont des personnes comme Denise Bombardier qui se sont battues pour.
Merci pour tout, madame Bombardier. Je ne regrette pas du tout mes tatouages, mais j’aurais aimé en débattre avec vous. Je suis convaincu qu’ensemble, on aurait pu bâtir des ponts entre le passé et l’avenir.