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Si on rêve de devenir momentanément sourd quand nos parents racontent leur lune de miel et qu’on préfère mourir que de les voir échanger un regard cochon après quelques piña coladas, on se désole de les voir démunis quand ils reprennent le chemin du célibat. Serait-il alors notre devoir de les guider sur les voies numériques de la séduction? Caroline Vincent a relevé le défi : matcher sa propre mère. Récit d’une épopée romantique au siècle de Tinder.
J’avais 10 ans la première fois que j’ai vu ma mère, nouvellement divorcée, courtiser un homme. Ledit homme allait devenir son deuxième mari, un peu plus tard. Elle l’avait rencontré chez les scouts, où ils étaient tous deux moniteurs, mais leur relation s’est réellement concrétisée au show des Rock’n Rollers – un vieux band de covers qui se promenait de village en village – sous le chapiteau monté pour l’occasion sur le terrain de soccer de Saint-Félix-de-Valois.
Je la regardais danser subtilement autour de l’homme. Je me souviens d’avoir été un peu mal à l’aise, mais j’étais trop occupée à moi-même tenter d’attirer le regard bleu du beau David Champagne. Je la surveillais quand même du coin de l’œil, question de m’assurer qu’elle ne se ridiculise pas. Du haut de mes 10 ans, j’avais sûrement beaucoup à lui enseigner, considérant que ma technique de cruise consistait à donner des bines sur l’épaule de David et d’aller me cacher en dessous des tables…
Vingt ans plus tard, je me retrouve dans un brainstorm pour le présent numéro du magazine URBANIA. Une collègue me confie que sa maman, après avoir discuté avec un homme sur un site de rencontres, se préparait à le rejoindre pour un premier rendez-vous… quelque part sur la 20 ! Quoi ? Comment se fait-il que nos parents qui, à une certaine époque, voulaient parler aux parents de nos nouveaux amis avant de nous laisser dormir chez eux soient maintenant si peu conscients des dangers de ces rencontres à l’aveugle ?
Pendant le brainstorm, le constat est devenu clair : à nos yeux, nos parents nouvellement célibataires sont sans ressources. Je me rappelle avoir expliqué à ma mère comment importer des photos dans son ordinateur et se créer une boîte de messagerie par courriel. Normal, donc, d’avoir de la difficulté à l’imaginer en train de flirter sur les sites de rencontres et sur les applications amoureuses. Est-ce que j’allais devoir tout enseigner à celle qui m’avait montré à m’essuyer les fesses et à attacher mes souliers ? C’était un défi que j’étais prête à accepter.
Cet anneau d’or
Ma mère, Michelle « avec deux ailes », comme elle aime se présenter, est une femme de sa génération. Mariée très jeune à un homme qu’elle appréciait, certes, mais qui était plutôt une occasion de partir du nid familial, elle a vécu les 18 premières années de sa vie conjugale à respecter les standards qu’imposait la société de l’époque, c’est-à-dire se marier le plus tôt possible, construire une maison, avoir trois beaux enfants, dont moi, s’occuper de son foyer pendant que son mari se cassait le cul à l’usine. La vraie vie de famille de la classe ouvrière.
Mais au milieu des années 1990, la mode était à la rébellion et mes parents ont choisi de faire vie à part. Chacun de leur côté, ils ont retrouvé l’amour et se sont remariés. Georges, GG de son petit nom, est devenu le deuxième mari de ma mère. Il était gentil. On l’aimait bien. On a été de bons beaux-enfants, je crois, et ma mère était heureuse. Jusqu’en mai 2016, quand le diagnostic d’un cancer foudroyant est tombé sur le couple. Moins de sept mois plus tard, ma mère, 62 ans, qui n’avait jamais été seule depuis ses 18 ans, s’est retrouvée veuve dans une grande maison. Avec son chien.
Folie ordinaire
D’ordinaire, nos parents sont les derniers à connaître nos petits secrets, mais moi, j’ai toujours été à l’aise avec ma mère. Je ne lui ai pas caché l’arrivée de mes règles, ni la première fois où un ti-gars m’a traînée dans son lit. Je me souviens des soirées où elle s’installait par terre à côté du bain avec un vinier de rouge, deux tasses et de la musique de Magic Slim. J’avais à peine 16 ans. Pendant que je me faisais ratatiner la peau des orteils dans la baignoire, ma mère et moi, on jasait de tout et de rien. Surtout de tout.
J’aime la femme qu’elle est et je crois qu’elle aime aussi la femme que je suis devenue. C’est pour ça qu’elle est ouverte avec moi, qu’elle embarque dans mes délires. Je me souviens d’une fois où on essayait des vêtements et que j’étais tombée sur son dildo dans son tiroir de jupons.
— Heu… maman. C’est quoi ça ?
— Pas à moi !
— Ben là…
— …
— Calvaire, maman ! Si c’est pas à toi, c’est à qui ?
— Penses-y…
— OUA-CHE ! Ç’T’À GG ?
Ou encore la fois où je rentrais du travail et que j’avais décidé de prendre une douche avant d’aller retrouver mon copain de l’époque. Quand je suis montée à la cuisine, ma mère et son GG étaient assis à la table. Ils portaient leur robe de chambre et riaient comme des adolescents. Je suis allée directement à la salle de bain sans poser de question. C’est là que j’ai vu les ballons de plage, les chandelles et les fusils à eau.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?
— Rien… on a juste fait un party hawaïen.
— Pis les fusils à eau?
— C’est pas d’l’eau qu’y’a dedans, c’est du piña colada… Hihihihi!
— Bon ben, good for you !
J’étais un peu gênée de débarquer dans leur petit jardin secret en y écrasant pissenlits et marguerites, mais je trouvais ça cool qu’un couple de 50 ans et des poussières s’amuse encore après 15 ans de vie commune, une hypothèque et cinq saisons d’Occupation double en rediffusion.
J’ai pogné mon deux minutes quand, en passant derrière GG, j’ai vu une petite corde blanche attachée à l’arrière de son cou. Ben non, ça se pouvait pas ! Je me suis approchée de lui en réalisant que c’était malheureusement ce que je redoutais :
— Sacrafasse, GG ! Tu portes pas mon bikini ? T’as mis mon bikini ???
Et ma mère d’ouvrir son peignoir :
— Mais c’est parce que c’est moi qui porte son maillot !
Après avoir ravalé mon rot vomi, j’ai dit à GG que je lui donnais mon maillot, que je partais chez mon copain et qu’ils allaient sûrement devoir payer des frais de psy.
Donc, ma mère et moi, on est ouvertes et complices, pis ce que je désire par-dessus tout, c’est qu’elle soit heureuse et qu’elle se sente en sécurité. (En espérant juste que ça n’implique pas un autre de mes costumes de bain.)
Quand je lui ai demandé si elle était game de se relancer dans le jeu de la séduction pour le bien d’URBANIA, elle m’a répondu que non. Qu’après seulement sept mois de veuvage, il était encore un peu trop tôt. Elle était, toutefois, ouverte à des rencontres amicales. Mais, connaissant ma mère, j’avais hâte de la voir aller. J’avais espoir qu’elle se dégourdirait un peu et qu’elle se prêterait au jeu. All in.
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« Swiper » oui, «swiper » non
On a commencé cette aventure en explorant les différents sites de rencontre. C’est fou comme c’est niché et précis ! Vous rêvez en regardant L’Amour est dans le pré ? On a ce qu’il vous faut : rencontreagriculteur.com. « J’pourrais jamais vivre sur une terre. J’ai ben trop d’allergies. Je ne peux même pas tondre le gazon sans avoir l’air d’un roast-beef », m’a répondu ma mère. Bon point.
— Tinder ?
— C’est pas là-dessus qu’il est, ton frère ?
— Mmmmm, ouais.
— Ben non, tout d’un coup que je tombe sur lui. Je voudrais pas lui dire non et le froisser.
— Je pense plus que tu vas le traumatiser si tu lui dis oui…
— Pis en plus, j’ai pus l’âge de faire ça. Quand j’ai appelé ton frère pour lui souhaiter bonne année, il m’a répondu qu’il l’avait débutée de la meilleure façon, avec deux filles de « Pinder ».
— TMI.
— TM quoi ?
— Yark, laisse faire…
Voyant qu’elle était sur le frein en ce qui concerne les sites, je l’ai inscrite à son insu. Le premier, be2.com, était un site super facile à configurer. Spécialement conçu pour les célibataires de 50 ans et plus, il utilisait un algorithme complexe conçu en Allemagne pour déterminer le degré de compatibilité entre les participants. Ça me semblait être le site parfait pour ma mère, mais je voulais quand même nous donner plus de chances, alors je l’ai aussi inscrite sur l’incontournable reseaucontact.com. Ma mère allait sans doute trouver des gens avec qui clavarder en buvant son café instantané les soirs de semaine. Question de passer le temps.
J’ai rapidement reçu beaucoup de demandes de clavardage pour elle; la proactivité des sexagénaires célibataires est étonnante ! Malgré tout, quand j’ai avoué ma traîtrise à ma mère, elle est restée de marbre devant l’intérêt des internautes. Elle m’a dit qu’elle préférait le face-à-face, qu’elle n’était pas à l’aise avec le virtuel. Ce n’était pas tant la technologie en soi qui l’incommodait, mais plutôt le concept de ne pas rencontrer la personne « en vrai ».
La réticence de ma mère était-elle symptomatique de sa génération où était-elle la seule à encore vivre à l’époque des téléphones à roulette ? Afin de mieux comprendre sa réaction, je me suis tournée vers une spécialiste de la question, Mélanie Trudel, fondatrice de l’agence Célibataires sans critères. Selon elle, beaucoup de personnes de cet âge partagent l’appréhension du manque de contact réel. Un, parce qu’ils ne maîtrisent pas tous parfaitement les différentes technologies et deux, parce que pour eux, il n’existe rien de mieux que d’être face à la personne pour voir si le courant passe. C’est pour cette raison qu’elle offre à ses clients un « retour aux vieilles méthodes », c’est-à-dire qu’elle et son acolyte lisent chacune des fiches personnelles, font leur petite enquête sur les participants et proposent des blind dates aux gens qu’elles croient complices. On oublie les logiciels de matchmaking ou les algorithmes impersonnels. Leurs activités « amitiés-rencontres » au karaoké ou leur tour de Montréal en autobus à deux étages sont de plus en plus courus par la génération des 50 ans et plus. Au dernier trimestre, c’était la tranche d’âge qui comptait le plus de participants !
Mais au-delà du « vrai », qu’est-ce qui pouvait bien effrayer ma mère – et beaucoup de nos parents, je pense – dans la séduction virtuelle? Après quelques verres de Nicolas Laloux rouge, elle m’a répondu : « C’est-tu nécessaire que ça finisse dans la couchette ? On peut-tu juste prendre une bière, danser pis ciao-bye, après c’est fini ? » Le cul ! Ma mère appréhendait donc les rencontres virtuelles parce qu’elle croyait dur comme fer que tous les hommes ne cherchaient que du sexe. Est-ce une idée répandue chez les femmes célibataires de sa génération ? Existe-t-il encore des gentlemen sur ces sites ou est-ce qu’il s’agit de repaires de prédateurs sexuels ? Pour répondre à ces questions, j’ai interrogé la sémillante Myriam Bouchard, infirmière-sexologue qui a plusieurs clients dans la soixantaine.
« Certaines femmes pensent que les hommes ne veulent que du cul. Elles ont peur de se retrouver prisonnières d’une relation, comme dans leur premier mariage où le sexe ne servait qu’à la procréation et non au plaisir de la femme.»
« Certaines femmes pensent que les hommes ne veulent que du cul. Elles ont peur de se retrouver prisonnières d’une relation, comme dans leur premier mariage où le sexe ne servait qu’à la procréation et non au plaisir de la femme. Il est vrai que pour certains, il s’agit d’une belle occasion de baiser, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont fermés ensuite à une relation de couple. Certains hommes sont aussi un peu maladroits, car la ligne peut être très mince entre affection et pulsion. » La peur qu’on n’en veuille qu’à son entrejambe, voilà donc ce qui freinait ma mère.
Malgré cette crainte, n’allez pas croire que les membres de cette génération n’ont pas une sexualité active. « L’augmentation des ITSS dans cette tranche d’âge nous prouve tout le contraire », ajoute la sexologue. Pour certains de nos parents, le sexe demeure toutefois un sujet tabou. Et comme ils n’ont pas eu de cours de sexualité à la petite école, ils peuvent se sentir dépassés par tout ça et se demander : « Je vais avoir l’air de quoi si j’achète des condoms à la pharmacie ? »
Bien que ma mère semble assez ouverte avec la sexualité, je l’imagine mal payer un tube de K-Y caché entre ses médicaments contre la haute pression et ceux contre ses rhumatismes. Pas que je sois mal à l’aise avec l’idée, mais je sais que maman ne le ferait jamais. J’imagine donc la forte appréhension des parents qui, contrairement à elle, n’osent même pas parler de sexe.
Comme je comprenais que ma mère ne soit pas prête à s’embarquer dans tout ça, je n’ai pas insisté, côté sites de rencontres. Elle croyait dur comme fer que l’idéal était une rencontre en chair et en os? Parfait ! Mais pour ça, il faut sortir de chez nous! Mets-toi swell, maman, ce soir j’t’emmène « clubber » !
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On a mis nos jeans ben serrés
On voulait aller faire un tour au mythique et légendaire bar Le Lovers de Laval, mais Google nous a appris que les propriétaires avaient mis la clé dans la porte. Célibataires, mêlez-vous à la masse, maintenant ! Ma sœur et moi cherchions un plan B en buvant une bière dans ma cour, pendant que ma mère se maquillait dans la salle de bain. Chez PP, le bar au coin de ma rue, c’était le gros party. On entendait Call girl furieusement faussée par Johanne, Dust in the wind beuglée par le Chinois, (qui n’est en rien asiatique), mais c’est Terre promise d’Éric Lapointe, chantée par PP lui-même, qui nous a fait flancher. « Heille ! Pourquoi on va pas chez PP? » On n’était même pas rendues que tout le monde s’entendait pour dire que c’était la meilleure décision de la journée.
Dès notre arrivée, on nous a donné tambourins et cloche à vache avant d’entonner en chœur Love is in the Air de Martin Stevens. Chanson tellement à propos ! Ma mère, ma sœur et moi, on s’est commandé des grosses 50, on a inscrit nos chansons sur des post-its jaunes et on a attendu notre tour pour gueuler dans le micro. Ma mère dansait. Elle est de party, ma mère. Est-ce que j’ai assez insisté là-dessus?
C’est pendant que je chantais Bohemian Rhapsody que PP m’a crié dans l’oreille : « ’Est belle, ta mère ! »
C’est pendant que je chantais Bohemian Rhapsody que PP m’a crié dans l’oreille : « ’Est belle, ta mère ! » Yes ! Opération charme réussie ! PP a fait signe à Jean, le barman en pantalon noir et chemise repassée, de nous servir des shooters de Stinger. Le meilleur ami de PP s’est alors approché doucement de ma mère, qui dansait sa vie comme d’habitude. Contrairement à ce que je pensais, elle ne lui a pas réservé un accueil glacial. Elle s’est plutôt prêtée au jeu et a dansé avec lui. Un détail m’accrochait néanmoins. Tout léger, tout subtil. Elle n’arrêtait pas de jouer avec son pendentif en or blanc, celui avec une perle cerclée de petits diamants. Pour n’importe qui, il s’agissait d’un geste innocent. Mais pour moi, il confirmait plutôt que ma mère n’était peut-être pas prête pour une nouvelle rencontre. Parce que dans son pendentif en or blanc avec une perle cerclée de petits diamants reposent les cendres de son époux.
Bien qu’elle soit repartie seule, j’ai vu ma mère avoir du fun comme elle n’en avait pas eu depuis un long moment. On a ri, on a mis le feu dans la place, on était des louves. En partant, on a reçu des accolades de tout le monde, et on nous a dit de revenir n’importe quand.
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Amour à l’aveugle
Si nos parents craignent le virtuel, poussons-les dans la réalité ! Prochaine étape pour ma mère : une rencontre organisée. J’ai été étonné de l’entendre me dire qu’elle voulait bien participer à un blind date. Comme j’avais déjà contacté Mélanie Trudel de Célibataires sans critères pour connaître son point de vue sur les habitudes de cruise de la génération de ma mère, j’en ai profité pour la questionner sur son service de blind date. Elle était ravie de nous organiser une rencontre. Après quelques coups de fil et une confirmation par email, le rendez-vous était fixé : jeudi soir, 19 heures, à la Cage aux Sports de la Place Versailles.
Ma mère s’est donc présentée au restaurant à la date convenue. « Célibataire Québec, Michelle » : ça, c’était son nom de code. On l’a dirigée au bar, où elle s’est installée tout près de la sortie, comme pour s’assurer un chemin direct vers la porte en cas de désastre. Malgré son courage, je la sentais fébrile, pas tout à fait en confiance quant à ses atouts. Pourtant, elle était si belle ! Elle portait sa petite blouse sans manches en ramie crème avec un jean foncé. Elle avait mis ses sandales en paille tissée à semelles compensées qui lui permettent de passer au-dessus de la barre des cinq pieds.
On lui a alors remis des petites cartes. Chez Célibataires sans critères, on m’avait expliqué qu’il s’agissait de questions brise-glace : Tu es du type camping ou hôtel ? Quelle est ta destination de rêve? Que penses-tu de l’idée de fouiller dans le cellulaire de son conjoint ? En plus, on offrait aux participants la première consommation. La mise en scène était donc parfaite.
On a apporté à ma mère une pinte de rousse qu’elle a descendue à moitié. Holà, cowgirl ! OK, elle était nerveuse. Comment je sais tout ça ? Parce qu’à son insu, je m’étais cachée à une table plus loin. J’avais mis ma casquette, j’avais gardé mes lunettes de soleil qui me couvraient la moitié du visage. Incognito, bien dans ma peau-o-o-o-o. Je me sentais peut-être plus fébrile qu’elle encore. Un, parce que j’étais comme Sydney Bristow dans Alias, et deux, parce que j’assistais à un grand moment ! J’étais en train de matcher ma mère. C’était l’inversion des mœurs. Fini, les mariages organisés dès la naissance, maintenant, c’est nous qui guidons nos parents. Moi-même en couple depuis 10 ans, j’avoue avoir eu un respect infini pour la femme assise à quelques mètres de moi que je dévorais des yeux.
Deux pintes de rousse et un panier d’ailes de poulet plus tard, ma mère était toujours seule au bar, de moins en moins enthousiaste. Oh non, on venait de lui poser un lapin. Je crois que le plus difficile, dans toute cette expérience, aura été de la voir assise là, toute seule. Au moment où je me suis levée pour la rejoindre, je l’ai vue prendre quelque chose dans la poche de sa petite blouse et l’attacher autour de son cou : son pendentif. Elle l’avait caché, près de son cœur.
Je me suis assise en face d’elle en m’excusant de l’avoir traînée là-dedans.
— Hein ?! T’étais là ? T’aurais pas pu venir avant ?!
— Ben là ! J’étais Incognito-o-o-o…
— OK, viens-t’en, Céline, on sacre notre camp. As-tu de la bière chez vous ?
En chemin, on n’a pas trop parlé. On est passées devant chez PP. C’était tranquille. De la voiture, on a vu Jean, le barman, qui essuyait des verres pendant que le Chinois dansait autour de la table de pool.
— Tsé, maman, le monsieur du blind date, il n’avait pas vu de photo de toi, il ne savait même pas ton nom. Il faut pas le prendre personnel, hein!
— Ben non. Moi, j’ai regardé du football en buvant de la bière pis en me faisant « cruiser » par le barman. C’était parfait !
— Bon, au moins, ça fait ça !
— Ben oui, fais-toi-z’en pas, ma cocotte, c’est lui qui passe à côté de quelque chose de hot. J’aurais été une bonne amie.
— Mets-en !
— On va-tu chercher d’la poule ?
Quand on est revenues à la maison, les doigts graisseux de poulet et de frites, elle m’a avoué que c’était mieux comme ça. « Je ne sais pas comment ça marche. Qu’est-ce que j’aurais fait s’il avait été trop entreprenant ? Comment j’aurais mis mes limites ? Est-ce qu’il fallait que je lui donne mon numéro de téléphone ? Non, c’est mieux comme ça. J’aime mieux rester chez nous toute seule à boire du vin pis à danser dans la cuisine avec mon chien. »
«Non, c’est mieux comme ça. J’aime mieux rester chez nous toute seule à boire du vin pis à danser dans la cuisine avec mon chien. »
Le lendemain matin, j’ai contacté Mme Trudel pour l’informer que son participant ne s’était pas présenté. J’étais plus inquiète qu’il lui soit arrivé quelque chose vu son âge que fâchée qu’il ne se soit pas montré. « Quoi ? Oh non ! Ça ne m’est jamais arrivé avant ! Je suis tellement désolée ! Gaétan était tellement enthousiaste, en plus ! » Un peu plus tard dans la journée, elle m’a rappelée pour s’excuser encore. Est-ce que Gaétan avait changé d’idée ? Il avait fait un infarctus ? Non, pas du tout. Il ne savait tout simplement pas si la confirmation électronique avait fonctionné. Sans nouvelle de Mélanie, il a donc cru que le rendez-vous était annulé. Preuve que la technologie n’est pas un allié de la séduction pour tout le monde.
Révérence
Ma mère a aimé participer à cette expérience, elle a même trouvé ça drôle et, honnêtement, je crois que ça lui a fait du bien de voir qu’elle avait toujours le mojo avec les hommes. En la regardant danser chez PP, j’ai réalisé que je n’ai pas grand-chose à lui enseigner, finalement. Elle ne sait peut-être pas comment changer sa photo de profil Facebook, mais elle n’a pas oublié les codes fondamentaux de la séduction. Quand elle se sentira prête, elle remontera en selle, sûre de pouvoir attraper un beau taureau dans son lasso.
Notre génération a peut-être inventé la cruise virtuelle, mais nos parents maîtrisent toujours l’art du charme et nous prouvent qu’il ne se réinvente pas. Un peu d’alcool pour délier les langues, un regard en coin, un sourire prometteur et des corps en mouvement sont les ingrédients de base pour le début d’une histoire. Quels que soient l’âge ou les préférences. Alors que je croyais l’aider, ma mère m’a prouvé qu’elle n’était pas sans ressources. C’est elle qui m’a montré que les « vieilles méthodes » restent les meilleures et qu’on peut rencontrer sur le Net, mais que rien de tout ça n’est réel avant de s’être vus en face, une grosse 50 à la main, avec le Chinois qui roucoule On Jase de toi en arrière-plan.