Le torrent incessant des voitures se déverse derrière nous. La Métropolitaine, son bruit, sa poussière. La mal-aimée. Pour échapper à sa menace, on s’y engage avec la ferme intention de la quitter le plus vite possible.
À chaque fois que j’emprunte cette autoroute vers l’est de l’île, mon regard semble inévitablement aimanté par cette vitrine chromée au look de biker qui détonne du paysage peu réputé pour sa beauté.
Le Marty’s Tattoo Shop.
.jpg)
Coincée entre une imprimerie et un magasin d’électronique à bas prix, l’adresse bordant la 40 est devenue, au fil des ans, un point de repère empli de mystère. Mais que se cache-t-il derrière cette façade aussi énigmatique que tape-à-l’œil?
Pour en avoir le cœur net, j’ai pris contact avec son propriétaire, Martin Duhamel, qui m’accueille dans son antre avec un large sourire, accompagné à ses pieds de Buddy, un bulldog français portant une chaîne en or.
À l’intérieur du grand local – qui, sans surprise, occupe la fonction de studio de tatouage –, on retrouve des enseignes Jack Daniel’s, des portraits de Tony Montana tout comme des autocollants Harley-Davidson, un jukebox vintage et un prie-Dieu de brocante. Un air de tap bar à l’américaine avec ben des têtes de mort où les Stones se fondent dans le bourdonnement des aiguilles.
.png)
Pour pleinement saisir la nature du Marty’s Tattoo Shop, il est essentiel de savoir que son histoire est intimement liée à celle de son fondateur.
Installé derrière le bar de la réception, le natif de Saint-Eustache revient sur ses débuts professionnels adolescents en tant que mécanicien aux côtés du paternel, gérant d’un garage de camions lourds. Un travail qui l’incite hâtivement à quitter les bancs d’école.
À 17 ans, son baptême du tatouage arrive avec un barbelé sur le bras droit, presque identique à celui qui ornera Pamela Anderson un an plus tard. Depuis lors, sa peau est devenue la toile d’illustration de son vécu. Mais même si son corps entier est dorénavant noirci par l’encre, il n’a jamais voulu recouvrir ses premiers barbelés. Le rite initiatique a toujours une place spéciale.
En plus de réparer les moteurs, Martin se fait également animateur de karaoké et joue dans des bands. Vers la fin de la vingtaine, il quitte autant le garage que le foyer familial après une dispute et vogue de ses propres ailes au volant d’une remorqueuse.
.jpg)
Quelques années plus tard, on lui propose un poste dans un pawn shop de Laval. Bien qu’hésitant au départ, il accepte et se surprend à adorer l’expérience. Martin s’investit alors corps et âme dans l’entreprise, travaille six jours sur sept et devient son gérant.
Mais après avoir travaillé dur pendant des années, il voit son aventure en tant que prêteur sur gage prendre fin abruptement, le laissant sans emploi à la mi-trentaine.
Alors qu’il passe ses vacances des Fêtes dans le Sud, il observe les touristes sur la plage qui semblent tous aussi tatoués que lui.
Rapidement, la graine d’un nouveau projet s’enracine.
« J’ai trouvé un petit local à Laval, mentionne-t-il. J’ai appelé le gars qui me tatouait, puis un autre. Ça a commencé bien humblement, puis, peu à peu, ça a pris de l’ampleur. »
Un an plus tard, l’opportunité de s’installer au 6050 Métropolitaine Est se présente et devient vite réalité. Aujourd’hui, l’espace situé dans le quartier de Saint-Léonard abrite une artiste perceuse et six tatoueurs à temps plein.
.jpg)
Des premiers tatouages qu’il a reçus et réalisés, en passant par ses divers métiers, chaque étape de sa vie a contribué à la vision unique qu’il a apportée à son studio.
« L’intérieur habituel des tattoo shop est tellement froid, comme une clinique médicale. Je voulais une mancave avec du bois brûlé », affirme-t-il en pointant la décoration abondante qui nous entoure. Il ajoute que la clientèle est souvent étonnée par l’ambiance chaleureuse des lieux. Aux divans en cuir se mêlent une machine à popcorn, un bar à bijoux et une large collection de vêtements de la griffe maison.
.jpg)
Interrogé sur le choix inhabituel de son emplacement à Montréal, le propriétaire à la voix rauque répond que « la plupart des salons de tatouage sont situés dans le bas de la ville, mais pour ben du monde, c’est plus facile de se rendre ici. Sans oublier le trafic qui passe jour et nuit. La géolocalisation est inusitée, mais vraiment hot, même si on n’a pas les trottoirs animés de Sainte-Catherine. »
.jpg)
En juillet, Marty’s Tattoo Shop soufflera sa septième bougie.
Si l’esthétique biker-têtes de mort règne en maître dans sa boutique, celui qui barbouille à ses heures perdues explique son branding. « L’histoire du tatouage et celle de la moto partagent une même tradition visuelle. Mais au Québec, si t’as une Harley et des tatouages, t’es un motard, donc un Hells. J’ai toujours voulu garder le visuel old school tout en cassant cette connotation criminalisée. »
S’il y a un thème récurrent à son approche, c’est sa volonté de bousculer les clichés.
.jpg)
Pour mieux comprendre le parcours atypique du propriétaire, il faut savoir qu’une corde importante à son arc est sa présence en ligne, un instrument qu’il maîtrise et a su utiliser tout au long de sa carrière.
Il m’explique qu’à l’époque du pawn shop, il a commencé à publier des vidéos sous forme de capsules où il chantait, racontait des blagues et des histoires, sans objectif autre que celui d’avoir du plaisir. Son charisme ne faisant aucun doute et sa communauté virtuelle n’a cessé de s’agrandir depuis, se comptant maintenant en plusieurs dizaines de milliers d’abonnés. Même Buddy est une petite vedette des réseaux sociaux.
.jpg)
Il retire de son index une immense bague pour me la présenter. En l’inspectant, j’y lis la gravure de 300 000 dollars visant à célébrer le montant versé au Club des petits déjeuners.
Pour le volet donation, il faut revenir à sa première moto.
L’un de ses plus grands rêves de jeunesse fut de posséder une Harley-Davidson. Avec les économies des années à travailler sans compter les heures au pawn shop, il réussit à s’en procurer une. Le fantasme enfin comblé, il réalise rapidement que son seul jour de congé, le mardi, est loin d’être idéal pour organiser des balades entre amis. Pour remédier à cela, il crée une page Facebook pour trouver d’autres passionnés du bitume.
En quelques jours seulement, le groupe rassemble des milliers d’intéressés. Les rides du mardi sont vite devenues un rendez-vous.
« Quand on soupait, je plaçais un pichet vide au centre de la table. La moto, c’est un luxe. Si t’es capable de payer ton gaz pis tes plates, tu peux pitcher un peu pour aider. »
L’entrepreneur choisit de verser les dons au Club des petits déjeuners, car « toute journée doit débuter avec quelque chose à manger ».
La première année, le pichet a récolté 9 000 $.
.jpg)
Il déploie devant moi sa merch signée « Une cause, une armée », le slogan de sa campagne de financement qui a pris du galon avec le temps.
Si l’objectif initial était de collecter 45 000 $, la somme recueillie a fini par dépasser les 400 000 $, en grande partie grâce à sa popularité en ligne. Martin est même devenu un ambassadeur officiel de l’organisme.
« La première fois que l’on m’a invité dans un gala, ça avait lieu au chic terrain de golf le Mirage où tout le gratin québécois était là. J’étais le seul tatoué, c’était bizarre. Maintenant, tout est cool », rassure-t-il en riant.
.jpg)
« Quand je suis parti du garage de mon père, j’avais rien, j’ai dormi dans mon char, j’ai eu des journées sans manger. 80 % de mes donateurs ont eux aussi connu des moments rough. La réalité de la pauvreté, on ne la voit pas toujours, mais elle est là. »
Il admet ne pas avoir manqué de nourriture à l’enfance, mais plutôt d’un père. « Il avait une voiture de course qu’il amenait chaque fin de semaine à l’autodrome et travaillait tout le temps. Le seul moment que j’avais avec lui, c’est en faisant de la mécanique. Je n’ai pas de souvenir d’avoir joué avec lui. Je n’ai toujours pas d’enfants, alors c’est peut-être une façon de veiller sur les autres », affirme celui qui s’est longuement occupé de son père avant que celui-ci ne rende son dernier souffle.
.jpg)
L’une des valeurs cardinales à la culture de son entreprise est la loyauté. « J’ai quatre tatoueurs qui sont là depuis le début, dans une industrie où le roulement de personnel est un enjeu important. Un bon tatoueur n’est pas évident à trouver. Il lui faut du talent, mais aussi de l’entregent avec les clients. »
« Le patron de l’autodrome disait à mon père que ses employés lui volaient son papier toilette. C’est tout ce que je ne souhaite pas. Ce qui compte, c’est le bonheur de tout le monde, le mien vient en second. J’essaie de me mettre dans les souliers de chacun et je déteste le titre de boss. Sans mon personnel, j’ai pas de business. »
Un des tatoueurs vient d’ailleurs se chercher un café et en profite pour lancer quelques blagues envers son patron.
Et qu’est-ce qu’il dirait au Martin qui dormait dans son char? « Ça sera pas facile, mais garde ta tête haute, pis laisse personne te dire que t’es pas capable. »
À 43 ans, le barbu au crâne tatoué ne manque pas de projets. Il envisage prochainement de lancer de nouvelles collections de vêtements, de réaliser des rénovations à l’espace, d’organiser plusieurs événements caritatifs, et qui sait, peut-être d’ouvrir un salon de tatouage en République dominicaine pour enfin échapper aux malheurs de l’hiver.
.jpg)
« J’ai eu des offres d’achat pour le studio, mais je ne suis pas prêt, confie-t-il. J’ai arrêté l’école en secondaire 4 et j’ai jamais lâché l’accélérateur depuis. Aujourd’hui, je ne manque de rien, tout le monde autour de moi va bien. Je peux dire que suis fier de ce qu’on a accompli. Même s’il y a eu des hauts et des bas, on est passé à travers ensemble. »
Soudain, je réalise que ma quête de départ est achevée.
Derrière la façade de ce garage factice longeant une Métropolitaine hostile se cache en réalité une chose précieuse nommée tout simplement «famille».