Logo

Marika Saint-Jacques, ange gardien numérique

Rencontre avec une travailleuse de rue nouveau genre qui intervient auprès d’une communauté à laquelle on pense peu.

Par
Benoît Lelièvre
Publicité

« J’avais 14 ans et je jouais à Rainbow 6 sur Xbox. Certains joueurs me confiaient des choses très intenses et je comprenais pas pourquoi il n’y avait pas de psychologue pour eux sur le serveur. Le besoin pour de l’intervention en ligne a toujours été là. »

Le Gam1ng Café, un vestige d’une époque pas si lointaine où l’Internet n’était pas encore jusque dans nos pantalons, est quasi-désert en ce mardi glacial de janvier. Deux jeunes Français sont tapis derrière leurs ordinateurs au fond d’une rangée devant ce qui semble à mes yeux de néophyte être le jeu vidéo en ligne World of Warcraft.

Ils ont l’air relax, tranquillement affairés à conquérir des richesses virtuelles. Nos deux aventuriers numériques ont l’air de vivre leur meilleure vie. Une hypothétique détresse émotionnelle serait impossible à déceler sur leurs visages concentrés, mais si cela devait être le cas, les gamers ne sont désormais plus laissés à eux-mêmes, grâce aux services de Travailleurs de Rue Numériques (ou TRN) de la Fondation des Gardiens virtuels.

Publicité

Cette équipe d’anges gardiens numériques, qui concentre pour le moment ses activités sur Discord et Twitch, Marika Saint-Jacques en fait partie. Si vous n’allez pas bien et que vous n’avez personne et nulle part où en parler, MadamePeacock est là pour vous, chaque soir entre 19h et 22h.

« Il faut défaire cette idée préconçue que le virtuel, c’est une coupure avec le monde. Pour plusieurs personnes, c’est une manière de connecter avec les autres », affirme Marika.

Photo : Raffaella Szilagyi
Photo : Raffaella Szilagyi
Publicité

Pour les internautes, par les internautes

Marika Saint-Jacques ne se destinait pas à la relation d’aide. Violoncelliste depuis l’enfance, elle a fait toute sa scolarité en concentration musique jusqu’au cégep où elle s’est réorientée en arts plastiques.

« Tout ça a pris le bord quand mon prof de dessin m’a dit que je n’étais pas une artiste, mais juste “une personne créative” », raconte Marika. Profondément blessée, elle décide de changer de cap. « Je suis donc allée faire une technique en éducation à l’enfance suivie d’une technique en éducation spécialisée. C’est lors de mon stage en maison de jeunes que je suis tombée amoureuse du travail communautaire. »

N’en déplaise à son professeur de dessin, Marika fait aujourd’hui carrière comme illustratrice le jour, et le soir, telle une Batman de l’empathie, elle devient MadamePeacock, la grande oreille de Twitch et Discord. Son boulot : repérer les signes de détresse dans les salons de clavardage et intervenir.

Un boulot tout désigné pour l’intervenante de 32 ans qui a grandi derrière un clavier. « C’est quand j’ai découvert World of Warcraft et les communautés de gamers que j’ai constaté qu’il y avait d’autres gens qui aimaient les mêmes choses que moi, et qui comprenaient ce que je vivais », explique-t-elle.

Photo : Raffaella Szilagyi
Photo : Raffaella Szilagyi
Publicité

La Fondation des Gardiens virtuels a vu le jour en 2018, mais l’initiative TRN, elle, date de 2023. C’est un service relativement nouveau, mais très recherché. Au mois d’août dernier, leur site web rapportait déjà plus de 1 500 interventions.

Les onze intervenants de la fondation œuvrent principalement sur les chaînes Twitch de créateurs partenaires que Marika appelle « les streamers solidaires ». Ils sont 41 listés sur le site des TRN, mais Marika affirme qu’il y en a maintenant 75. Leur rôle est de faire de l’écoute active et d’orienter les personnes dans le besoin vers les ressources appropriées.

Le streamer SonOffOdin (qui compte plus de 5 000 adeptes) fait d’ailleurs partie de l’équipe de travailleurs numériques et fait parfois des interventions auprès de son public.

« On peut accompagner les gens dans leur demande d’aide, mais on ne peut pas le faire pour eux. Ça doit venir de leur propre initiative », précise Marika.

Photo : Raffaella Szilagyi
Photo : Raffaella Szilagyi
Publicité

La détresse sans visage

Reconnaître la détresse en ligne est certes une noble quête, mais tout n’est pas noir ou blanc lorsqu’on fait face à une fenêtre de texte. En effet, les TRN sont malheureusement privés d’un paquet d’informations qu’un intervenant pourrait déceler en quelques secondes en personne ou au bout du fil.

« Il faut d’abord créer des liens. Quand je suis dans les salons de clavardage, je suis pas la police. Ça, c’est le rôle des modérateurs. Moi, je me mêle à eux, je participe aux conversations, j’apprends leur langage. Ça peut paraître facile, mais connaître les émojis d’un certain milieu, ça peut faire toute la différence quand on aborde quelqu’un », explique Marika. « Quand ils sont dans leur communauté, les gens sont plus ouverts et faciles d’approche. »

Elle ajoute que, pour déceler les signes de détresse chez quelqu’un, il faut d’abord connaître la personne pour avoir un baromètre de ce qui constitue chez elle un comportement anormal. « Si quelqu’un d’habituellement très volubile devient tout à coup discret, je vais me poser des questions. Le contraire est vrai aussi, mais dans le cas où quelqu’un devient plus démonstratif, ça m’aide à mieux comprendre ce qui se passe. »

Photo : Raffaella Szilagyi
Photo : Raffaella Szilagyi
Publicité

Jongler deux carrières, le travail à la maison et son rôle de mère n’est pas toujours de tout repos pour Marika. Ça lui arrive d’avoir à gérer deux conversations compliquées avec une personne qui lutte avec des idées noires et une autre qui lui partage ses anxiétés à propos de sa transition, et ça, c’est sans compter les multiples demandes de sa fille de 4 ans (pas l’âge le plus simple non plus!). C’est beaucoup de dossiers à gérer simultanément.

« Il y a aussi des conversations moins faciles, certaines personnes nous testent. Elles vérifient nos connaissances à propos de leurs bobos, nous disent qu’elles se sont autodiagnostiquées avec le DSM-5 (ndlr : la bible du diagnostic en santé mentale). Ce sont des personnes qui ont besoin de s’exprimer, de prendre plus de place dans une conversation. On doit leur poser des questions, s’intéresser à elles. »

Photo : Raffaella Szilagyi
Photo : Raffaella Szilagyi
Publicité

Vers un équilibre meilleur avec la technologie

Un autre objectif de la Fondation des Gardiens virtuels, c’est « la promotion d’une utilisation saine et responsable du numérique ».

« Pour moi, ça veut dire être capable de s’en passer sans ressentir d’émotions négatives », explique Marika.

« C’est pas toujours facile pour tout le monde, non plus. J’en ai encore jamais vu dans le cadre de mon travail, mais il y a des gens pour qui, leur streamer préféré, c’est leur meilleur ami. Ils peuvent dépenser des sommes faramineuses sur Twitch pour essayer d’attirer leur attention », raconte l’intervenante.

Pour l’instant, la fondation concentre ses heures d’intervention le soir, mais Marika aimerait développer une présence de jour. « Les gens qui regardent des streams pendant le jour, c’est un autre type de clientèle. Certains ne travaillent pas, sont dans une situation plus précaire. Ça vaudrait la peine d’entrer en contact avec eux. »

Publicité

Les deux joueurs de World of Warcraft ont encore le visage collé à leur machine lorsqu’on quitte, le dos courbé comme des moines en prière. Les anges gardiens ont entrepris leur virage numérique. Ils ne sont plus seuls.

Photo : Raffaella Szilagyi
Photo : Raffaella Szilagyi