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Ils sont producteur de marijuana, activiste et vétérinaire. La question du cannabis fait partie de leur quotidien, chacun à leur manière.
Il y a six mois, alors qu’on préparait le magazine Spécial Cannabis, URBANIA est allé sur la côte ouest, à la rencontre de ceux dont le travail s’apprête à être chamboulé par un important projet de loi. Et l’adaptation ne sera pas simple…
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Jodie Emery était une jeune fille modèle, bonne élève, parfois autoritaire de son propre aveu. Jusqu’à ce qu’elle découvre le pot à l’âge de 16 ans avec des amis. Son monde et ses croyances basculent quand elle se rend compte « des bienfaits de la marijuana ». On lui aurait donc menti tout ce temps? Envahie par un sentiment de trahison, elle remet dès lors toute forme d’autorité en question. En l’espace de cinq ans, elle devient bénévole pour le magazine (et magasin) Cannabis Culture à Vancouver, puis militante, et même épouse de Marc Emery, celui que l’on surnomme le prince du pot pour son engagement tenace et ses nombreux débats publics depuis le début des années 1990. Une princesse est née, ainsi qu’une farouche militante politique qui fera plusieurs fois campagne avec le Parti de la marijuana en Colombie-Britannique et les Verts.
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Lors de notre rencontre, j’ai instantanément été frappée par son aura. Un vrai charisme de politicienne. Brunette élancée aux yeux émeraude, elle attire immédiatement regards et sympathie. Derrière son sourire angélique et son accueil chaleureux, je découvre une combattante avec un sens inné de la formule. « Cette future loi pour la légalisation de la marijuana, c’est pire que tout. Au moins Harper, lui, ne faisait pas semblant de vouloir légaliser. Il ne voulait pas, point barre. » Le décor est planté, je ne vais pas m’ennuyer pendant cette entrevue !
Du côté du gouvernement Trudeau, c’est l’hypocrisie qui prévaut, selon elle. « Je suis très inquiète de la tournure que prennent les choses. Le groupe de travail qui vient d’être mis sur pied pour conseiller le gouvernement fédéral dans l’élaboration de ce projet de loi est biaisé. À commencer par sa présidente, Anne McLellan. » L’ancienne vice-première ministre du Canada travaille aujourd’hui pour le cabinet juridique Bennett Jones. « C’est une firme qui défend la plupart des producteurs de marijuana agréés par le fédéral. Ces mêmes producteurs qui font du lobbyisme pour faire fermer les dispensaires et les petites entreprises du secteur du cannabis. »
« Frustrant? Attends la suite », me lance-t-elle. Après un premier contact encourageant en février dernier avec Bill Blair – l’ex-chef de police de Toronto reconverti secrétaire parlementaire chargé du dossier de la légalisation, c’est silence radio. « J’ai fait une demande officielle auprès de toutes les personnes auxquelles je pensais à Ottawa pour intégrer le groupe de travail. La ministre de la Santé, Jane Philpott, a refusé de se prononcer. Quant à Bill Blair, sa réponse a été un « non » ferme. Il accepte de consulter les activistes, mais plus tard… quand il sera trop tard », regrette-t-elle. Et d’ajouter : « Le gouvernement se targue de faire la différence en travaillant, par exemple, avec les activistes LGBT. Mais quand il s’agit de marijuana, on est traités comme des criminels, on nous met à l’écart et on ne parle qu’aux policiers ou aux experts en santé mentale… »
Si vous pensiez que la tant attendue légalisation allait freiner ses ardeurs militantes, c’est raté, il y a même beaucoup de pain sur la planche. Jodie ne s’est jamais autant sentie investie d’une mission : ne pas manquer le virage de la légalisation. « On va faire campagne encore plus fort durant l’année à venir, que ce soit sur Internet, dans la rue ou auprès des politiciens pour qu’ils nous entendent. » L’idée est de continuer à se faire voir, ne rien lâcher et être entendu par Ottawa.
DU CANNABIS POUR TOUS… MÊME LES ANIMAUX !
Un peu plus discrète, mais tout aussi concernée par cet important tournant à venir, la Dre Katherine Kramer est une vétérinaire pro-marijuana très réputée, exerçant à Vancouver depuis 2011. Cette souriante quinquagénaire a l’espoir de sortir enfin de l’ombre et de soigner officiellement ses patients canins ou félins au cannabis (comestible… Entendons-nous : elle ne pousse pas nos compagnons à fourrure à fumer, hein!).
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« J’ai vu des résultats formidables avec le cannabis pour les animaux. Des miracles, raconte-t-elle. La première fois, ça remonte à plusieurs années. J’avais un patient félin de 18 ans aux multiples problèmes de santé : arthrite, douleurs chroniques, problèmes au rein et au cœur… On pensait que c’était fini pour lui. Mais son propriétaire travaillait à BC Compassion Club [établissement ouvert en 1997, qui facilite l’accès des personnes souffrantes à la marijuana], et il m’a demandé d’essayer le cannabis. Nous n’avions plus rien à perdre, alors on a commencé avec des petites doses et en un rien de temps, le chat jouait et mangeait de nouveau. Il a vécu trois ans de plus. »
Une bien belle histoire (#VeryWestCoast), sauf que le Collège des vétérinaires n’approuve pas et rappelle qu’il est formellement interdit de recourir à la marijuana pour les animaux. Comme souvent dans le secteur du cannabis, ce sont donc les moyens détournés qui s’imposent. « Si un client me le demande, je peux lui donner des conseils. Je peux l’aider à trouver les bonnes doses pour son animal », explique-t-elle, affirmant que le milieu scientifique en Amérique du Nord se saisit aussi de plus en plus de cette question. « J’espère que l’année prochaine, avec la légalisation, je pourrai en parler plus librement. Certains de mes clients utilisent des compléments alimentaires en provenance des États-Unis, mais c’est extrêmement difficile à importer, car avec la douane, on ne sait jamais ce qui va passer. Il est temps que ça change. »
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CONQUÉRIR LES CANADIENS, SE DÉFAIRE DES PRÉJUGÉS
Philippe Lucas, vice-président de la recherche chez Tilray – plus gros producteur autoproclamé de weed au pays, attend aussi avec angoisse de savoir à quelle sauce sera mangé le secteur du cannabis dans moins d’un an. Pour lui, le cannabis, c’est une affaire personnelle avant même d’être professionnelle : ce grand blond élancé est un fervent consommateur depuis qu’on lui a diagnostiqué une hépatite C en 1995. Il estime qu’une légalisation réussie doit passer par un marché canadien plus ouvert et par une évolution des mentalités pour que les consommateurs de pot puissent enfin se débarrasser de l’étiquette de criminel. Ou de celle du mollasson qui prétend être malade pour fumer légalement.
Tilray est, pour l’heure, obligé de voir plus grand, tant le marché canadien est décevant. « Environ 60 000 Canadiens déclarés utilisent de la marijuana de façon médicale. Ils font partie du programme de Santé Canada. Mais d’après nos recherches, un million de Canadiens consommeraient de la marijuana médicale. À ce nombre, il faudrait ajouter les cinq millions souffrant de problèmes de santé, comme des douleurs ou une santé mentale fragile, qui pourraient bénéficier de la marijuana », affirme-t-il. Mais en attendant qu’Ottawa lui déroule le tapis rouge, la compagnie vise les marchés étrangers. Elle est même récemment devenue la première en Amérique du Nord à exporter vers l’Europe, où les règles tendent à s’assouplir depuis quelques années. On est encore loin du modèle d’Amsterdam dont rêvent tant Jodie et les militants, mais le Vieux Continent s’ouvre peu à peu.
« Le scénario idéal pour le Canada serait un programme assez ouvert – pour être sûr d’avoir un marché compétitif – mais tout de même régulé pour tenir les mineurs à l’écart et pour que ça ait un effet productif sur la santé publique au Canada », commente Philippe qui préfère rester évasif et peut-être prudent, sachant que l’attachée de presse de Tilray est restée à l’écoute de notre entrevue. En ces temps agités, on ne peut pas risquer l’espionnage industriel !
Jodie, elle, veut dynamiter le plus de barrières possible : moins il y aura de contrôle au sein du modèle de distribution, mieux on se portera. Hors de question, par exemple, de distribuer la marijuana dans les magasins d’alcool ou les pharmacies. « Les Canadiens ne veulent pas d’un accès restreint, ils ne veulent pas risquer d’être arrêtés. Or, pour l’heure, la loi punitive et les arrestations continuent. Ce gouvernement libéral ne cherche qu’à limiter l’accès à la marijuana. C’est la prohibition, pas la légalisation », dénonce-t-elle.
CITOYENS DE SECONDE ZONE
Justement, que va-t-il advenir de celles et ceux condamnés pour consommation de marijuana, une fois celle-ci légalisée ? « On doit se souvenir que, chaque année, des milliers de personnes se retrouvent avec un casier judiciaire et perdent leur emploi. Ce sont des citoyens de seconde zone… Nous sommes toujours dans une société où les gens doivent uriner dans un contenant pour garder leur boulot, et si on trouve des traces de pot, c’est fini. Il n’y a aucune raison à cela », renchérit Jodie.
Du même avis, Philippe estime que le système actuel de criminalisation n’a aucunement aidé à réduire la consommation de marijuana, notamment chez les jeunes. Pire, il n’a fait qu’encourager le développement du marché noir et entretenir la stigmatisation des fumeurs de cannabis. « Il faut changer de stratégie dès maintenant. Élaborer un programme de santé publique plutôt qu’un énième système de justice. » Ancien conseiller municipal à Victoria, il sait que l’application locale des directives fédérales va être un vrai défi. « J’espère qu’on va avoir des indices de la part du gouvernement fédéral pour savoir à quoi s’attendre. Ça aiderait toutes les personnes concernées et ça faciliterait la transition d’un système criminel vers un système de santé publique. »
En attendant, Philippe et ses équipes préparent le printemps 2017 et veulent continuer de se placer en référence incontournable dans le milieu. Le Britanno-Colombien est notamment à la tête d’une étude – la plus vaste au Canada depuis 30 ans – sur les effets de la marijuana sur les personnes atteintes du syndrome de stress post-traumatique, en partenariat avec la prestigieuse Université de la Colombie-Britannique. La recherche clinique implique 42 patients, dont la moitié sont des vétérans de l’armée ou de la police.
Katherine, de son côté, espère rester sous les radars encore quelques mois et continuer de renseigner ses clients sur la marijuana pour animaux. Sans oublier de poursuivre la prévention pour éviter les intoxications. Il y a, selon elle, au moins un cas par jour dans les cliniques vétérinaires de Vancouver et c’est ce à quoi doit s’attendre le reste du pays quand la légalisation sera enclenchée. Car les langues vont commencer à se délier et les clients n’auront plus peur (ou honte !) d’emmener leur animal se faire ausculter après avoir ingéré un brownie au cannabis ou des vieux mégots…
Quant à la princesse du pot, Jodie, la lutte continue aussi. En collaboration avec Cannabis Culture, elle a ouvert à Vancouver son tout premier pot shop le 29 avril dernier, jour de l’entrée en vigueur de nouvelles lois municipales très strictes contre les dispensaires. « Malgré les demandes restées vaines, les arrestations, la prison [son mari y a passé plusieurs années]… on est revenus à chaque fois. Parce que la marijuana, c’est plus que du business, c’est notre passion. »
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