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Marc Bergeron : survivre aux guerres de la photo
« On m’a tiré dessus et j’ai été fait prisonnier, devenant le premier photographe canadien depuis la Deuxième Guerre mondiale. Quand t’es dans ta cellule, t’as pu rien, pu de dignité humaine. »
C’était en 1994, en pleine guerre des Balkans. Le casque bleu qui coiffe la tête de Marc Bergeron ne fait plus effet dans l’odeur des fosses communes. Le massacre de Čemerno plane comme une ombre sur le village bosniaque où on ne sait plus qui est l’ennemi. Le Québécois, qui n’en est pourtant pas à son premier conflit, croupit 16 jours dans les textures de l’isolement. Sans caméra, loin de chez lui et de la liberté qui l’a amené à s’engager. Seize jours où son destin repose entre les mains des geôliers serbes.
« La seule chose qui te reste, c’est ta famille. Tu y penses en crisse, à ta famille », raconte-t-il avec aplomb. Mais l’effroi s’immisce insidieusement, et l’adrénaline qui l’avait jusqu’ici préservé laisse place à une obscurité qui lui prendra des années à surmonter.
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Immortaliser la grâce
Dans la vaste demeure ancestrale en bordure du fleuve où il m’accueille, non loin de Québec, Marc fait défiler les souvenirs sur l’écran de son ordinateur. Que ce soit parmi les Intouchables indiens, au sein des soudeurs mexicains ou dans le sourire d’une cuisinière thaïlandaise, on sent une lentille apaisée, animée par le désir de dévoiler la grande humanité à travers les petits écueils du quotidien. Après tout, Marc vagabonde le globe depuis sa jeune vingtaine à la recherche de ce qui pourrait être l’essence de l’âme humaine.
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Son projet actuel, baptisé « Las Valientes », se compose d’une série de portraits réalisés en Colombie, mettant en lumière la tragédie vécue par les femmes victimes d’attaques aux agents chimiques. En d’autres termes, des femmes défigurées à l’acide par des conjoints violents.
C’est lors d’un reportage à Bogotá, centré sur un groupe de femmes utilisant la danse pour combattre les troubles de stress post-traumatique, que le natif d’Alma fait la connaissance d’une première victime. Il y retourne à trois reprises ensuite, cherchant chaque fois à réhabiliter une beauté que l’on pensait volée. Sur ces peaux marquées par les brûlures, l’ancien caporal-chef discerne les reflets de ses propres cicatrices.
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Au cours d’une carrière militaire qui s’est étalée sur 18 ans, la photographie a été un moyen de capturer les aspects les plus sombres du monde, souvent au péril de sa vie. Autrefois source de tourment, elle est désormais devenue l’instrument qui lui permet d’émerger des ténèbres, se faisant torture et remède à la fois.
L’action avant la peur
Mon hôte ouvre un cabinet débordant de Nikon. « Au secondaire, j’étais un étudiant turbulent, t’sais; salle de pool, weed, mescaline, sur le bord de décrocher. Mais un prof savait que j’aimais l’art. “J’ai une Minolta SRT 101 que tu peux utiliser à la seule condition que tu viennes aux cours.” J’ai fini par avoir les clés du laboratoire. Quand on dit qu’un professeur peut changer une vie. »
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En 1984, il prend la décision de quitter son emploi dans un laboratoire photographique et de s’enrôler dans les forces armées. Poussé par une soif d’action, il rejoint les forces maritimes de l’OTAN, passant ainsi plus d’un an en mer à capturer des images dans le contexte de la Guerre froide. En 1987, il signe un premier grand photoreportage dans les pages du Globe and Mail, le quotidien torontois dont la diffusion atteignait alors 7 millions d’exemplaires.
Au début des années 1990, Marc est dépêché pour couvrir le conflit au Koweït, exerçant simultanément son rôle de pourvoyeur d’images pour les agences de presse et de fournisseur de renseignements. Il est membre d’une unité nommée Combat Camera, constituée de jeunes hommes téméraires, débordants de testostérone.
Il se souvient des premières journées interminables à capturer les victimes dans les salles d’opérations. « Des soldats de mon âge », détaille-t-il avec gravité.
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Si une seule photo pouvait résumer sa carrière, ce serait celle qu’il me montre d’un jeune soldat irakien pour qui les soins sont arrivés trop tard. La mort, le premier vrai choc, c’est dans le désert qu’il l’a expérimentée.
À son retour, il est confronté à une série de crises de panique, se trouvant égaré dans des endroits familiers. À l’époque, le tabou entourant le trouble de stress post-traumatique (TSPT) planait toujours au sein des forces.
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« Y’a pas une photo qui vaut une balle »
Durant un bombardement à Sarajevo, Marc sort en courant d’un char d’assaut, lance ses rouleaux de pellicule au chef de AP (Associated Press) qui l’attend caché derrière un bâtiment abandonné. « Ces photos ont fait la une des quotidiens en Europe. J’étais l’unique photographe au sein de 2 000 militaires. Les Croates, les Serbes comme les Bosniaques ne m’aimaient pas, mais nous étions bien armés », lance-t-il en riant.
Marc me montre une image de lui, vêtu d’une veste pare-balles et portant un pistolet 9mm, sa fidèle Nikon bien en vue sur sa poitrine.
J’ai pu lire nombre de récits de guerre auparavant, mais à cet instant précis, mon interlocuteur se tient en face de moi, chez lui, et les détails du combat prennent vie dans sa narration, racontée dans ma langue. Les balles, les explosions et les pertes en vies humaines ne sont plus de frasques lointaines d’un photographe aventurier, mais des expériences intimes vécues par l’homme en face de moi.
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Si la guerre en Bosnie-Herzégovine est terminée pour lui, l’abysse des tranchées, elle, ne fait que commencer.
À son retour de mission, les signes que sa santé mentale se détériore apparaissent rapidement. « J’ai commencé à appliquer des bandes adhésives sur les yeux des sujets que j’ai photographiés. Partout, partout », murmure-t-il. Le photographe, qui a toujours eu une prédilection pour les visages, se retrouve désormais à les dissimuler pour échapper à leur regard.
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Les images des massacres de Sarajevo se bousculent. Les souvenirs de Srebrenica reviennent, le conduisant vers l’inévitable fracture. Il a photographié trop près du soleil. Cette période marque le début d’une importante remise en question de son engagement au sein des forces militaires. Marc n’en peut plus.
Malgré deux diagnostics officiels de trouble de stress post-traumatique en tant que membre des forces militaires, Marc est envoyé contre son gré pour couvrir les troubles en Haïti et plus tard au Kosovo. Il décrit cette période avec rancœur : « Là, il n’y avait plus de plaisir. C’était des nausées, des migraines, la peur. À ce moment-là, j’étais fini, brûlé de l’intérieur ».
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Quand l’après est la vraie guerre
Marc Bergeron est libéré des Forces armées canadiennes en 2002 en raison d’une santé jugée trop fragile. Son retour à la vie civile s’accompagne toutefois de nombreux symptômes : flashbacks, cauchemars, hypervigilance, sentiment d’extrême solitude. « Je marchais le long de la rue et je me mettais à pleurer », affirme-t-il.
« Une image, c’est puissant, mais son odeur, son son, sa peur, ça, c’est quelque chose d’autre. L’impact reste », confie celui qui vient tout juste de mettre un terme à trente ans de thérapie.
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Chaque matin, Marc, âgé de seulement 62 ans, prend également une vingtaine de pilules, comprenant des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères, ainsi que des gélules de THC. « Mais je suis toujours en vie! À deux reprises, j’ai essayé d’en finir. Je suis chanceux que ça n’ait pas marché. »
Il a également remporté une longue et éreintante lutte pour faire valoir ses droits et recevoir l’indemnisation adéquate. « Ç’a été un long combat juridique. Mais je me suis relevé, et aujourd’hui, je ne suis pas à plaindre, mis à part pour mon acouphène causé par les explosions. »
Je demande à l’ancien caporal-chef ce qu’il conseillerait à un jeune photographe qui commence dans le milieu militaire. « Change de métier », lance-t-il sans aucune hésitation.
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L’âme adoucie, Marc s’apprête à faire son entrée au Centre Juno Beach en juin 2024, un musée en Normandie qui rendra hommage à sa carrière de photographe militaire.
Je perçois aussi son impatience à l’idée de retourner à Bogotá pour poursuivre « Las Valientes », un projet qui l’habite profondément.
Comme dernière question, j’ose lui demander si le front lui manque? « Oui », répond-il, suivi d’un moment de silence. « Oui », répété cette fois avec une conviction plus profonde. « Ça fait partie de moi. J’irais en Ukraine là-là. J’ai encore le métier dans le sang. Tu participes à faire changer les choses. Sans les photographes, les guerres durent plus longtemps.
Et l’adrénaline… Y’a rien de mieux que ça. »
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