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Manipulée, achetée et vendue

Récit d’une jeune femme qui a échappé de justesse à la traite de personnes.

Par
Julie Dagenais
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J’entendais parler d’une série télé qui causait beaucoup de réactions auprès du grand public. Je me disais : bon, une autre émission qui tente de refléter un problème criant d’actualité, mais qui le censure probablement pour satisfaire la majorité…

J’ai quand même entamé le premier épisode.

Soudain, un bond de 10 ans en arrière. J’avais oublié. Je n’y pensais plus. Pour me pardonner, ou parce que je refusais de croire que j’avais bel et bien été manipulée, achetée et vendue durant six mois.

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Dernière année du secondaire : la fébrilité de la remise des diplômes, le bal des finissants, l’acceptation au collège de mon choix dans la grande ville, les notes à obtenir. Je sentais qu’il fallait que je sois à la hauteur des attentes de mes parents. C’était exigeant. Ça ne cadrait pas nécessairement avec moi, avec où j’en étais rendue. Je défiais l’autorité, j’attirais l’attention, je provoquais avec témérité des situations qui flirtaient avec l’illégalité.

D’un autre côté, je me critiquais sur une base quotidienne. Je redoutais le changement et j’étais complètement clueless quant à l’amour donné par mes parents. Être en guerre contre soi-même est un défi de taille, d’où ma rébellion.

Elle savait nous convaincre qu’on méritait le luxe, et surtout, la liberté. La liberté d’aller où on veut, quand on veut; d’avoir sa propre voiture; son cellulaire.

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Elle l’a vu. Elle m’a spottée. Plus âgée (environ 24 ans), élégante, arborant toujours un nouveau sac à main de grands créateurs, Audray était ma collègue de travail. Elle savait nous convaincre qu’on méritait le luxe, et surtout, la liberté. La liberté d’aller où on veut, quand on veut; d’avoir sa propre voiture; son cellulaire.

Je rêvais en l’écoutant parler, je lui posais 1001 questions sur sa vie « d’adulte ». Ses réponses étaient au départ évasives, mais elle a su les retravailler pour allumer ma curiosité et mon envie d’accéder à son mode de vie. Elle a commencé à me reconduire chez moi après le travail. Elle m’a vue ébranlée par mes problèmes d’amour. Elle m’a consolée.

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Audray me posait des questions. Elle me testait. À quel point pouvais-je être game? Dans quel état étaient mes relations avec ma famille et mes amies? Elle cherchait la faille dans mon encadrement.

Au cours de ces six mois, notre relation s’est fortifiée. Je la vantais, je voulais devenir comme elle. Je désirais sa confiance, son statut. Comme si elle était ma grande sœur. Elle, de son côté, me donnait de l’attention, de la crédibilité, des foules de possibilités et des cadeaux…

J’étais complètement perdue. Et donc, prête à tout.

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Audray s’est mise à me parler d’un homme fortuné, mais ô combien solitaire. Elle m’a parlé d’un deuxième travail, d’une job d’assistante administrative qui s’est vite transformé parce que l’homme en question aimait bien s’amuser dans ses temps libres. Elle m’a parlé d’une de ses meilleures amies qui se prêtait elle aussi au jeu depuis quelque temps déjà, heureuse et épanouie grâce à cette rencontre.

C’est que, figure importante dans son domaine, l’homme en question aimait en plus faire profiter ses conquêtes de sa fortune, leur donnant généreusement de quoi les aider à atteindre leurs rêves.

Comme dans la série télé, les « ah non, oublie ça, ça t’intéressera pas! », « je veux quand même pas décider à ta place… », « t’es trop jeune de toute façon… » et « laisse tomber, ça marchera pas! » ont déferlé durant quelque temps, question de m’accrocher davantage.

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Audray savait ce qu’elle faisait. Elle a fini par m’inviter chez lui, quelque part dans Westmount. Mes parents devaient croire que j’étais allée marcher en montagne avec elle. À ce moment, dans la voiture, je savais que je repoussais les limites plus loin qu’à l’habitude.

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La demeure ressemblait aux autres, j’aurais souhaité me souvenir de la rue, des directions.

Il attendait à la porte de son garage, souriant, l’air complice. Un habitué. On s’est installés dans son salon presque vide. Il me parlait, me posait des questions. Audray écoutait, ravie : il s’intéressait à moi. Il m’a demandé ma pointure, puis il est monté à l’étage pour redescendre avec quatre paires de chaussures. Des souliers qu’une fille de 17 ans ne peut pas s’acheter avec son salaire minimum.

On m’a ensuite expliqué comment ça se déroule en général. On a cherché une date pour le(s) fameux rendez-vous officiel(s).

C’est étrange, parce que je me rappelle surtout d’une chose : il m’a demandé mes intentions pour mes études post-secondaires. Il m’a parlé d’écoles en Floride, même en Europe, m’a demandé si j’avais un passeport valide. Quel genre de droit mon père pratiquait, aussi, et son statut en général.

Il m’a dit à quel point j’étais jolie, et que donc, je pouvais choisir de faire ce que je voulais dans la vie; qu’on prendrait soin de moi.

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De retour chez moi, j’ai caché les cadeaux dans un garde-robe. J’étais mitigée. Je comprenais qu’en ayant accepté les chaussures, je devais maintenant quelque chose à Audray et l’homme. Cette obligation m’a effrayée, suffisamment pour que j’en discute avec mes meilleures amies.

Je comprenais qu’en ayant accepté les chaussures, je devais maintenant quelque chose à Audray et l’homme.

Ce que je croyais être une conversation relativement banale m’a laissée profondément troublée. Pour la première fois, mes partners in crime étaient sous le choc. Trois contre une. J’ai donc choisi d’également me confier à l’intervenante psychosociale de mon collège, qui elle, a immédiatement contacté une connaissance dans le milieu policier.

« G., j’aime pas ce que j’entends. Ça m’a pas l’air restreint au niveau local. Et quand ça va à l’international, on devient impuissants ici. C’est beaucoup plus gros que tu penses : il faut qu’elle se sorte de là tout de suite. »

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Audray ignorait que j’avais commencé à révéler ses plans à mon entourage. J’avais essayé de me désister, mais elle refusait de l’entendre : « Si t’as porté les souliers, moi j’les ramène pas à mon boss. On a un deal toi et moi. »

J’en ai parlé à mes parents en essayant tant bien que mal de diminuer l’ampleur de la situation, de me justifier.

Mon cœur se serre encore quand je pense au visage de mon père.

Mon cœur se serre encore quand je pense au visage de mon père. Devant chacun des épisodes de Fugueuse, je comprends toute l’inquiétude, la peur et l’impuissance infligées à mes parents.

Eux, ils ont choisi de confronter Audray. Ils se sont présentés sur son autre lieu de travail, les quatre boîtes de chaussures dans leurs mains. J’ignore comment ils ont pu conserver leur sang-froid durant le bref échange, mais je sais que mon père a dû réfléchir stratégiquement à son discours, question qu’elle ne s’approche plus jamais de moi.

Et c’est ce qui est arrivé.

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Les jours suivants, je me suis fait suivre en me rendant à l’école. La nuit, je me faisais réveiller par une voiture jouant avec l’accélérateur sous ma fenêtre de chambre.

On a voulu me faire peur. Je sais qu’ils étaient inquiets; qu’avais-je pu dire, qui avais-je informé, est-ce que je me souvenais de la maison, de son visage?

Mais j’étais à nouveau bien encadrée, la justice de mon côté, mon entourage informé.

Toutes n’ont pas cette chance. En fait, je crois être une exception, l’une des rares qui n’ont pas eu à se rendre jusqu’au bout.

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L’émission a suscité beaucoup de réactions, bonnes comme moins bonnes. On a mentionné un côté irréel, exagéré, et même vulgaire. On a aussi blâmé l’éducation des jeunes filles; à la maison comme dans les établissements scolaires.

Vous savez, je venais d’une bonne école, j’avais de bonnes notes, j’étais dotée d’un entourage solide et j’avais des parents aimants. Des parents qui m’ont offert une belle enfance. À l’approche de mes 18 ans, j’étais à la conquête du monde, j’avais soif de liberté.

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Alors, je veux parler à celles qui ont peut-être vu les red flags. Je veux leur dire qu’il n’est pas trop tard. Et j’espère parler à celles qui ne les voient pas encore, éveiller des soupçons. Puis, j’en profite finalement pour vous rappeler que cet abus peut s’abattre sur toute personne souffrant d’un mal-être. Mal-être souvent difficile à décoder, surtout à cet âge.

Après tout, il s’agissait de faire confiance à la mauvaise personne, au mauvais moment…