Logo

Manger une soupe avec un médaillé d’or

30 ans plus tard, Jean-Luc Brassard revient sur (et critique) le rêve olympique.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
Publicité

« Salut, as-tu faim? »

Jean-Luc Brassard m’accueille chaleureusement avec un smoothie détox (curcuma, gingembre, citron, eau) et une soupe maison dans sa magnifique résidence de Salaberry-de-Valleyfield, la même où il a grandi.

Il y a trente ans presque jour pour jour, il remportait la médaille d’or en ski de bosses aux Jeux olympiques d’hiver de Lillehammer, devenant instantanément la nouvelle coqueluche du Québec.

Le skieur avait 21 ans au moment de son exploit.

Je suis surtout venu lui jaser de ça, mais aussi de sa vie – bien active – depuis sa retraite de la compétition. Aujourd’hui reconnu pour son franc-parler (il tient une chronique à l’émission de Luc Ferrandez chaque semaine et livre le fond de sa pensée aux divers micros qu’on lui tend), Jean-Luc Brassard n’hésite pas à qualifier l’univers olympique de secte. Nous y reviendrons.

Publicité

Pour l’heure, je m’installe sur un tabouret à l’îlot de sa cuisine, devant la soupe aux légumes préparée par mon hôte. J’ai lu, avant d’arriver, ce captivant dossier de La Presse décortiquant son rêve olympique avant, pendant et après son podium historique.

Je ne reviendrai pas avec autant de détails sur ces évènements, mais si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à dévorer le récit qu’en fait Nicholas Richard, du bonbon.

Je ne vais pas non plus juste parler de la soupe de Jean-Luc Brassard, capotez pas.

Des braconniers sur ton terrain

Il est seul à la maison. Sa blonde et ses deux enfants (3 et 6 ans) sont en visite chez de la famille aux États-Unis.

À 51 ans, Brassard a fière allure. Un euphémisme, puisque j’ai l’air d’avoir quinze ans de plus que lui. Il a encore la dégaine juvénile, pas de rides, de calvitie, ni de bedaine. Athlète un jour, athlète toujours. Disons que nos fins de semaine ne doivent pas se ressembler, non plus. Mais j’ai quand même fait du ski en short à Montcalm, deux jours avant. J’arrive presque à coller mes skis. Anyway.

Publicité

Une grande porte patio donne sur une grande cour plutôt bucolique. Un banc de télésiège pendouille à la branche d’un arbre en guise de balançoire et une rivière coule au bout du terrain. Un bras du fleuve Saint-Laurent, en fait, qui se divise ici à travers cet archipel situé entre les lacs Saint-François et Saint-Louis.

Une mini-cascade attire mon attention, celle où des braconniers se rendent en pleine nuit avec des lampes frontales pour y pêcher le saumon.

« Ils utilisent des grappins, ce qui est illégal. En plus, ils se laissent traîner, jettent leurs mégots dans l’eau. J’ai déjà appelé la police, en plus de les surprendre moi-même. Ça ne change pas », raconte Jean-Luc, en train d’égrainer du fromage feta dans ma soupe.

Publicité

La dernière fois qu’il a dénoncé publiquement la situation à la radio, il a retrouvé des saumons décapités dans sa boîte aux lettres et sur la trampoline de ses enfants. Espérons qu’il n’y retrouvera pas à nouveau de mauvaises surprises, autres que des factures d’Hydro.

Trente ans plus tôt

Ce que j’aime encore plus que les histoires, c’est ceux qui les racontent. Ça tombe bien, Jean-Luc Brassard est un conteur enthousiaste, éloquent et expressif. Il n’hésite pas à mimer sa descente victorieuse au beau milieu de sa cuisine. Sa fébrilité est contagieuse, je m’y sens presque.

Lillehammer, février 1994.

Jean-Luc Brassard est le champion du monde en titre, au sommet de son art.

Sur la montagne, les conditions sont féériques, malgré le froid mordant. Les jours précédant la course, il s’entraîne sur la piste, question de se familiariser. « Je commençais mes journées en chasse-neige. Je m’assurais de ma sécurité, j’étais content », se remémore-t-il.

Publicité

Il termine premier aux qualifications, ce qui lui permet de partir dernier pour la descente tant attendue, soit après ses deux éternels rivaux, le Français Edgar Grospiron et le Russe Sergei Shupletsov.

« Même la veille d’une course olympique, tu dois rester concentré, essayer de te coucher à 22h. »

Avant de dormir, il relit la lettre (on est avant Internet) envoyée par un ami d’enfance, avec qui il a fait ses premières descentes.

« Il y avait joint une épinglette sur laquelle on pouvait lire : anything, anytime, anywhere. Je ne suis pas superstitieux, mais je l’ai quand même accrochée à ma combinaison pour la course. »

Le lendemain, le visiteur le plus indésirable qui soit s’invite entre les oreilles du skieur : la peur.

« J’avais peur de ne pas être à la hauteur des attentes. Les miennes et celles des autres. J’ai pensé abandonner, comme un mécanisme de sabotage. Le plus dur est de passer par-dessus, surtout que les gars ont tendance à ne pas parler lorsqu’ils ont des problèmes », confie Jean-Luc Brassard.

Publicité

Faisant fi du stéréotype, le skieur décide d’en parler à Peter Judge, son entraîneur.

Ce dernier l’écoute en silence en mâchant sa gomme, puis lui pose une question, toute simple :

-Pourquoi tu fais du ski?

-Parce que j’aime ça.

-Alors, amuse-toi.

Retrouvant sa concentration, Jean-Luc Brassard se retrouve dans l’aire de préparation, quelques minutes plus tard, flanqué des meilleurs au monde dans sa discipline. « D’un côté, t’as Shupletsov qui est froid comme Drago dans Rocky 4, de l’autre, Grospiron, plus sanguin, qui rappelle Astérix. Les deux ne s’aimaient pas. Et là, tu te dis: “Wow, je suis vraiment avec la crème de la crème. Je vais vivre ça une fois dans ma vie.”»

Au tour de Jean-Luc Brassard de s’amener au portillon de départ.

Le moment de vérité. Les 24,53 secondes qui allaient changer le cours de son existence.

Quant à la course, personne ne la raconte mieux que le principal intéressé.

Publicité

L’envers du décor

Le téléphone sonne, c’est la blonde de Jean-Luc qui le FaceTime en direct de Los Angeles.

-Ça te dérange pas que je le prenne? demande-t-il poliment.

L’appel est bilingue, Jean-Luc en français, sa blonde en anglais. Les enfants vivotent d’une langue à l’autre avec fluidité.

Sa fillette montre de nouvelles culbutes à son père émerveillé. La petite demande à voir le chien.

Aujourd’hui, Jean-Luc skie avec ses enfants sur une petite montagne près d’ici, juste pour le fun.

C’est d’ailleurs en constatant qu’il voulait skier seulement pour le plaisir qu’il a décidé d’arrêter abruptement la compétition, il y a une vingtaine d’années, lors d’une sorte d’épiphanie vécue dans un T-bar, en France.

Il n’est pas le genre nostalgique et ne regrette rien, pas même un retour trop précipité qui lui vaudra une quatrième place aux jeux de Nagano.

« J’avais mal aux genoux. C’est là que tu sais que c’est fini, mais tu t’accroches encore, parce que t’es une pseudo-célébrité. À rebours, je sais que j’étais pas là pour les bonnes raisons.»

Publicité

Brassard raccroche enfin ses skis en 2002, après avoir grimpé sur 50 podiums, remporté 20 épreuves de coupes du monde et cumulé une trentaine de médailles.

Si toute sa vie tournait jusque là autour du ski, il connaît mieux que quiconque l’envers du décor. « Quand je vois des jeunes de 18 ans signer des contrats de plusieurs millions de dollars au hockey, je sais que ça sera pas facile. C’est tricky, tu as plus d’argent, tu veux de plus gros jouets », souligne-t-il.

Et puis, les gens ne veulent retenir que le beau d’une vie de sacrifices, enchaîne l’athlète, devenu du jour au lendemain l’incarnation du rêve olympique. « Les gens imaginent que tu vas chercher ta médaille sous les applaudissements devant la galaxie, comme à la fin de Star Wars, mais je le faisais pour ma satisfaction personnelle », assure-t-il.

Ne pas avoir eu la grosse tête a été une bénédiction pour Brassard, même s’il pouvait serrer des centaines de mains par jour suite à sa course victorieuse. « Je suis resté le même. Mon père, qui était prof au secondaire, disait : “Construis-toi comme personne, mais pas comme personnage.”»

Publicité

De sages paroles qui l’ont sans doute armé pour affronter la suite. Parce que la réalité plaque le conte de fées dans les casiers assez rapidement, même après avoir remporté une médaille d’or. « Tu dois encore te vendre aux commanditaires et cogner aux portes. La différence, quand t’as une médaille, c’est que la porte reste ouverte plus longtemps. »

« Le rêve olympique, ça dure une semaine »

Pendant que Jean-Luc Brassard vit son moment de gloire, fier d’avoir donné le meilleur de lui-même et d’avoir décroché une médaille d’or, les choses déboulent rapidement pour lui.

D’abord le gars de l’antidopage et la fille des médias qui l’agrippent pour passer des tests et enchaîner les entrevues. On le parade un peu partout devant les kodaks, on le prépare pour le podium et on zoome sur son visage pendant l’hymne national canadien.

« Je me répétais : “Fais pas de gaffe, fais pas de gaffe.” J’ai pas chanté l’hymne national parce que je ne voulais pas froisser quelqu’un ou me tromper dans les paroles. »

Publicité

Médaille d’or ou non, le rêve olympique ne dure pas plus d’une semaine, calcule Jean-Luc Brassard. D’autres athlètes débarquent sur le site et ceux qui étaient là doivent laisser leur place. Le Québécois décide de vivre ses jeux jusqu’au bout et à ses frais, puisque tous les vols sont alors complets et qu’il avait perdu son billet de retour prévu quelques jours plus tôt.

Mettez-vous deux secondes à la place d’un kid de 21 ans qui ne touche plus à terre depuis une semaine. « Je voulais un aller simple en Autriche qui coûtait 1000$. J’ai sorti ma médaille en disant : “Est-ce que je peux payer avec de l’or?” Ça a causé tout un émoi, tout le monde voulait la voir et le vol ne m’a rien coûté », raconte-t-il en riant.

La secte olympique

En me découpant des carrés de chocolat, Jean-Luc Brassard me raconte ses dernières années de compétition, lorsque le cœur y était moins. Investi à fond dans ce qu’il appelle « la business de la charité », il finit par se lasser de papillonner d’une cause à une autre, sollicité de tout bord.

Publicité

Il a toujours du succès lors de coupes du monde, mais après avoir été porte-drapeau à Nagano (1998) et chef de mission adjoint de l’Équipe olympique canadienne à Sotchi (2014), Jean-Luc Brassard déchante. « C’est super ingrat, les Olympiques, parce que c’est l’histoire d’une seule journée. Tu ne prends pas la vraie température, parce que ta performance peut être influencée par un paquet de facteurs », déplore-t-il.

Brassard critique au passage l’intérêt démesuré des diffuseurs, qui dépensent des sommes astronomiques pour être aux Olympiques alors qu’ils pourraient couvrir toutes les compétitions de l’année avec le même budget. « Ils mettent tout leur argent pour pêcher tous ensemble dans un petit étang alors qu’ils pourraient pêcher seuls dans un gros lac à l’année », illustre-t-il.

Dégoûté par l’envers de la médaille olympique, marqué par les scandales sexuels, le manque de respect envers les femmes, les droits de la personne bafoués, l’accent mis seulement sur les gagnants et la pression, Jean-Luc Brassard démissionne finalement de son poste de chef de mission, quelques mois avant les jeux de Rio, en 2016.

Publicité

Pour ce qui est du scandale sexuel impliquant le président du Comité olympique canadien Marcel Aubut, Brassard avait proposé de faire amende honorable publiquement, en vain. « On m’a dit non pour ne pas faire peur aux commanditaires. On le voit à nouveau avec Hockey Canada. On préfère se contenter de mettre le couvercle sur la marmite », dénonce-t-il, rappelant qu’à l’heure actuelle, 16 fédérations sportives canadiennes feraient l’objet d’une enquête.

Après avoir réconforté à plusieurs reprises, alors qu’il était chef adjoint de mission, les athlètes qui n’avaient remporté aucune médaille et dont personne ne s’occupait, il s’est mis à remettre en question la pertinence du rêve olympique.

« Je ne pense pas qu’on devrait baser tout notre système sportif sur une seule course. Est-ce vraiment un bon message à envoyer, qu’une seule personne peut gagner? », demande-t-il, bien au fait de la réponse.

Publicité

Parlant de son départ des compétitions sportives, il ose un parallèle avec le parcours d’une personne ayant osé s’émanciper d’une secte. « C’est difficile d’en sortir, parce que la secte est payante, à coup de conférences payées 15 000$. Quand j’ai fini par quitter, j’ai tout perdu, sauf mon intégrité. »

Jean-Luc Brassard continue de rouler sa bosse (déso), la tête haute. En plus de la radio, il voyage énormément et collabore depuis plusieurs années avec l’agence de voyages Gendron. « Ce dont je suis le plus fier, dans ma carrière, c’est d’avoir toujours respecté mes adversaires. On est restés amis et on fait encore du ski ensemble », s’enorgueillit-il.

Publicité

Quant à sa fameuse médaille d’or, il va me la chercher en bas, avant de la déposer nonchalamment à côté de mon bol de soupe vide. « J’ai vu Isabelle Charest, l’autre jour (médaille d’argent en patinage de vitesse à relais à Lillehammer, aujourd’hui ministre des Sports) et je lui ai demandé où sont ses médailles. Elle m’a répondu : “Dans un tiroir, comme tout le monde.”»