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Mais d’où vient ce culte autour d’Orgueil et Préjugés?

D’une adaptation à l’autre, le classique littéraire de Jane Austen est devenu la romance-confort de toute une génération.

Par
Malia Kounkou
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Avant-première de Barbie, dernier acte du film. À l’écran, une fausse publicité Mattel fait la promotion d’une poupée « Barbie Déprimée » qui noie son chagrin sur son fil Instagram et visionne à l’infini la mini-série Orgueil et Préjugés de six heures produite par la BBC.

Dans la salle comble, une vague de rires féminins déferle. Bingo. Le clin d’œil humoristique a trouvé son public cible.

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Pour les personnes moins au fait de cette… obsession, disons, laissez-moi vous présenter Orgueil et Préjugés en vous en ruinant la fin : ils vécurent heureux et eurent (probablement) beaucoup d’enfants.

En soi, le dénouement de cette œuvre née en 1813 par la plume de Jane Austen n’est pas l’enjeu principal de la romance entre Elizabeth Bennett et Fitzwilliam Darcy (ou « Missssster Darcy », pour les intimes). Le point essentiel est plutôt le chemin sinueux par lequel ce happily ever after prend forme.

Parce qu’imaginez un peu le tableau de départ chaotique. D’un côté, on a une Elizabeth pleine d’esprit, à la répartie cinglante et cadette d’une famille peu fortunée, et de l’autre, un Darcy froidement beau, abominablement riche et champion du monde en arrogance. Mais qu’est-ce qui pourrait tourner au vinaigre, je me le demande!

Et si je parlais tantôt d’obsession, c’est parce qu’Hollywood ne me contredira pas.

Après tout, l’œuvre de Jane Austen a été réadaptée pas moins de vingt-huit fois à l’écran (et un nombre incalculable de fois à l’écrit), dans tous les genres possibles et imaginables.

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Nommez une variante au hasard et elle existe sûrement déjà.

Orgueil et Préjugés version meurtre et mystère? Death Comes to Pemberley (2013). Version Bollywood? Coup de foudre à Bollywood (2004). Version horreur? Orgueil et Préjugés et Zombies (2016). Version mal jouée? La saison 1 de Bridgerton (2020). Version adaptation libre? La saga Bridget Jones (2001). Version vlogs YouTube? Les Lizzie Bennet Diaries (2012). Et puis, allez, un petit dernier, puisqu’on est dans le temps des fêtes : Le gala de Noël (2018).

Sur Internet, cet amour ardent ne désenfle pas, et s’exprime en publications virales sur X (anciennement Twitter) dès qu’il est question de monsieur Darcy ou en montages TikTok mettant amoureusement en scène les deux protagonistes, I Wanna Be Yours des Arctic Monkeys en fond sonore.

@cineaver how many more enemies to lovers will i edit the world may never know #foryoupage #prideandprejudice #elizabethbennet #mrdarcy #edit #enemiestolovers ♬ original sound
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Mais comment expliquer que plus de 200 ans après la parution du livre original, la plume de Jane Austen continue à trouver son écho dans la culture populaire contemporaine? Pas moins de huit fans m’ont aidée à résoudre cette grande énigme.

Un jour, mon Prince viendra

Le premier exploit réussi par Orgueil et Préjugés est celui d’avoir vendu une vision de l’amour particulière à toute une génération. À la fois fleur bleue et terre-à-terre, ce modèle de romance est d’autant plus efficace par sa justesse et sa simplicité qui la rendent suffisamment accessible pour que tout le monde s’y identifie.

« C’est tout l’aspect tragédie de Roméo et Juliette, sauf que là, ça se finit bien », remarque Élisa qui, elle aussi, a visionné l’adaptation de la BBC plus de fois qu’il n’en faut.

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Mais, avant que l’histoire ne connaisse son dénouement heureux, il lui faut quelques rebondissements, voire un petit séisme, car la possibilité d’une quelconque romance entre les protagonistes semble vouée à l’échec dès le départ – l’une est aussi bornée que l’autre n’est prétentieux.

Un visionnement d’Orgueil et Préjugés ne se fait donc jamais en mode passif; l’espoir d’une rédemption miraculeuse pour les deux héros nous tiendra toujours en haleine.

« On veut voir comment ils surpassent leurs défauts pour parvenir à s’aimer. Malgré tout ce qui leur arrive, malgré tous les diktats de la société autour du mariage », décrit Kathleen.

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Et c’est de voir la romance triompher envers et contre tout qui consolide alors chez le public la vision d’un amour parfait seulement s’il est sans compromis. Un amour où « on peut être un petit peu détestable et imparfaite – donc nous-même – et attirer une personne comme monsieur Darcy », détaille Élisa.

Pour les plus romantiques d’entre nous, il y a donc un avant et un après Orgueil et Préjugés. Et dans cet après, il est désormais demandé à Cupidon de faire de monsieur Darcy le standard de tous nos prochains coups de foudre. C’est d’ailleurs grâce à ce nouveau prince charmant qu’Anissia, une autre fan, se dit « immensément attirée par les maladroits, les socially awkwards au grand coeur ».

« Je suis vouée à la recherche de mon âme sœur, et rien d’autre. J’attends un monsieur Darcy prêt à traverser la vallée pour me dire qu’il m’aime, en bégayant un peu. »

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Mais ce ne sont pas tous les fans du livre et de ses nombreuses adaptations qui souhaitent échanger leur place avec celle d’Elizabeth Bennet, surtout au regard des mentalités de l’époque. « C’est de la romance de la régence, donc il y a beaucoup d’instincts misogynes. Quelques fois, Darcy dit des choses à Elizabeth et tu te dis… damn », grimace Élisa.

Effectivement, Darcy est né avant le tact. Lors de sa première déclaration à Elizabeth, par exemple, il parviendra à insulter le rang social de sa famille entre deux sérénades enflammées, puis aura l’audace d’être offusqué lorsqu’elle l’enverra royalement balader.

C’est pourquoi, selon Élisa, l’œuvre en elle-même tient plus du fantasme idéalisé que d’une réalité à pourchasser. « J’aimerais vivre ce rêve où un homme énigmatique me dirait ‘on n’est pas de la même classe, mais c’est pas grave, je t’aime’… »

« Mais, d’un autre côté, si demain, j’ai quelqu’un comme ça dans ma vie, je le fous dehors », termine-t-elle avec un rire catégorique.

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De tout, pour tout le monde

Par-delà la romance, Orgueil et Préjugés se fait aussi rassembleur grâce à son éventail de personnages qui nous ressemblent, car souvent définis par leurs travers, plutôt que par leurs qualités. Peut-être sommes-nous aussi involontairement cassantes qu’Elizabeth ou socialement inadaptés que monsieur Darcy.

« Moi, je m’identifie à la mère d’Elizabeth parce qu’elle est très stressée et qu’elle adore manger et ça, c’est tout moi », indique Lise* – que les personnages secondaires sont loin d’être en reste.

Orgueil et Préjugés est également riche en leçons de vie et a aidé de nombreux fans ayant grandi avec l’œuvre à déterminer leurs valeurs ainsi que leurs limites.

Kathleen, qui a lu le livre et consommé six de ses adaptations, en a une liste entière : « Ne jamais se satisfaire de la conformité, rester fidèle à soi-même et à sa vision des choses sans pour autant être aveugle à ce qui nous entoure, être critique envers soi-même et ne jamais hésiter à se remettre en question. »

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S’ajoute à cela l’aspect familial clé tout au long du récit. En effet, lorsqu’ils ne sont pas occupés à se lancer des regards noirs puis roses, Elizabeth et Darcy sont aussi aimants que protecteurs envers leurs familles respectives.

« La sororité et l’entraide entre Elizabeth et sa sœur Jane, nous deux, on s’y retrouve beaucoup », m’expliquent ainsi Djamila et Djaneta qui partagent ce même lien.

« Et le rapport fraternel entre Darcy et sa petite sœur fait ressortir un côté plus doux de lui », ajoutent-elles.

Tout ceci contribue à rendre Orgueil et Préjugés aussi contemporain qu’intemporel, ses enjeux se transposant aisément de l’époque de la régence à la nôtre. « Tu peux placer l’œuvre dans n’importe quel contexte et son cœur restera malléable », déclare Armelle.

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Le génie de Joe Wright

Impossible de parler d’adaptation sans aborder la version d’Orgueil et Préjugés qui met tout le monde d’accord : celle de Joe Wright, portée à l’écran en 2005 par Keira Knightley (qui s’était fait connaître dans la franchise Pirates des Caraïbes) et Matthew MacFadyen (que nous avons tous adoré haïr dans Succession). Jamais une distribution n’a été aussi parfaite dans l’histoire du cinéma, si l’on en croit les fans.

« Keira Knightley est idéale en Elizabeth. Elle a littéralement les yeux brillants d’intelligence, comme on les décrit dans le livre, et le charme de Matthew MacFadyen est complètement fou! On tombe amoureuse de lui en même temps qu’Elizabeth tout au long du film », s’émerveille Anissia.

Même son de cloche pour Armelle, pour qui cette adaptation, accompagnée de celle de la BBC, a participé à sacraliser Orgueil et Préjugés dans la culture populaire. Elle saurait même réciter certaines répliques du film par cœur.

« Darcy, sous la pluie, qui dit essentiellement à Elizabeth : “ta famille est nulle, mais toi, je t’aime” et puis elle qui le rejette, juste après? Je pourrais regarder la scène 100 fois. »

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Cette adaptation a été pour beaucoup – et je m’inclus dans ce nombre – une porte d’entrée vers le monde de Jane Austen, quitte à même la préférer au livre. « Je dois dire qu’ ayant lu le roman après avoir vu le film, j’ai été un peu déçue par son ton sérieux, même si c’était le style, à l’époque, admet Anissia. Selon moi, c’est une des rares fois où le film l’emporte sur le roman. »

Mais n’est-ce pas justement ce qui rend les mots de Jane Austen si faciles à adapter? Son enrobage d’époque peut sembler difficile d’approche, mais ses ingrédients, eux, sont simples – deux personnalités fortes, un quiproquo, une famille envahissante et deux ou trois bals alcoolisés – et peuvent être reproduits à toutes les sauces.

« Orgueil et préjugés, c’est le sel qui va dans tous les plats », résume Armelle.

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C’est pourquoi, même dans un monde moderne et bollywoodien, l’adaptation ne dérogeait pas du chemin tracé de main de maître par Jane Austen. Elle bonifierait même le récit de base, selon ce qu’en dit Lilya.

« Le fait que Monsieur Darcy soit une personne blanche [dans Coup de foudre à Bollywood], ça met encore plus en perspective ce que Jane Austen essayait de représenter avec les classes sociales, parce que Lalita (ndlr, Elizabeth dans Coup de foudre à Bollywood) reproche souvent à Monsieur Darcy de la prendre de haut et, dans l’adaptation, d’avoir une attitude de white savior. »

Tout le délice de la romance d’Austen repose précisément dans cette fausse haine dont la résolution est déjà connue de tous et qui donne aujourd’hui naissance à l’un des genres les plus populaires, actuellement : le « enemies to lovers » (ou « d’ennemis à amoureux »).

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Les opposés s’attirent

Ce schéma littéraire est simple : A et B se détestent, péripéties, moment eureka, A et B s’aiment, confettis, générique de fin. Et pour bien rythmer le tout, on prend soin d’insérer tout au long « des dialogues vifs, de la tension sexuelle et des conflits explosifs, ce qui rend [les personnages] divertissants à regarder », comme l’indique Screenrant.

Po-pu-lai-re, vous dis-je : des tablettes de librairies, au site de critique Goodreads, en passant par les recoins du #booktok, cette gigantesque communauté littéraire TikTok qui peut faire ou défaire la réputation de n’importe quel auteur, ce type de romances est ce qui est le plus lu, en ce moment. Et en tête de cette chaîne de demande : les fans d’Orgueil et Préjugés.

« C’est le genre que je recherche le plus souvent, dans la fiction, affirme Lilya. Quand on en lit, on secoue des pieds dans son lit en gloussant, la nuit, avec son Kindle. C’est excellent. »

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« Et je ne pense pas avoir connu quelque chose de similaire avant Orgueil et Préjugés, pour être honnête », poursuit-elle.

En périphérie, on retrouve une autre tendance littéraire héritée de Jane Austen: celle de l’homme fortuné qui s’intéresse à une femme issue d’une classe sociale inférieure et lui fait vivre une ascension sociale fulgurante par le biais du mariage.

« Le fait que monsieur Darcy soit un homme attirant et riche, c’est un cliché qu’on retrouve encore maintenant, constate Lise. Je pense à 50 Nuances de Grey ou au genre ‘romance millionnaire/milliardaire’ qui perce beaucoup, en ce moment. Et l’influence de monsieur Darcy joue un grand rôle dans ce succès. »

À croire, donc, que Jane Austen avait prédit l’avenir de la littérature.

Exemple de romance millionnaire/milliardaire.
Exemple de romance millionnaire/milliardaire.
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Si ses récits survivent encore aujourd’hui sous toutes les formes possibles (et même en LEGO, c’est fou!), c’est que, comme le conclut Armelle, leur message ne cessera de nourrir un espoir vital par les temps tumultueux qui courent : « Finalement, l’amour triomphe ».