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Madame la ministre : le désaveu de vos larmes

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Madame la ministre,

Le 28 février dernier, à titre de ministre de la Condition féminine nouvellement entrée en fonction, vous avez affirmé à La Presse Canadienne que vous étiez plus “égalitaire que féministe”. Votre prise de position surprenante a provoqué un tollé. En réponse, vous avez précisé que vous “étiez féministe à votre manière”.

Ces derniers jours, à votre suite, quelques personnalités publiques, la plupart du temps des femmes, ont déclaré publiquement qu’elles n’étaient pas féministes. Comme si, encore aujourd’hui, on pouvait encore douter de la nécessité du féminisme. Certaines jeunes femmes condamnent aussi, parfois violemment, le féminisme sur le blogue “We Don’t Need Feminism!”

Mais que peut bien vouloir une ministre de la Condition féminine en désavouant le féminisme? Se faire du capital politique?

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Vous avez pourtant versé quelques larmes sur le sort d’autres femmes. C’était après la diffusion du reportage d’Enquête à ICI Radio-Canada, qui a révélé au public les allégations de sévices sexuels, d’abus de pouvoir et d’intimidation à l’endroit des femmes autochtones dont faisaient l’objet des policiers de la Sûreté du Québec de Val-d’Or.

Comme nous tous, vous avez été consternée d’apprendre que des femmes autochtones avaient été victimes de violences sexuelles et racistes aussi innommables qu’odieuses. Le sort des survivantes autochtones qu’on a brimées, méprisées, agressées et réduites au silence dans l’indifférence pendant tant d’années est désormais connu de tous. Vos larmes m’avaient fait croire que vous étiez sensible à cette inégalité persistante qui réitère la nécessité d’un mouvement social comme le féminisme.

Et pourtant non. Vous avez désavoué vos larmes.

Si ce n’était que cela. On vous a aussi désavouée, madame la ministre. Une femme de pouvoir n’a pas le droit de se montrer vulnérable ou sensible, elle y perd sa crédibilité et se fait traiter d’émotive ou d’hystérique. On dira que c’est à cause de sa nature qu’elle pleure. L’argument naturaliste, encore et toujours. Et si vous vous étiez montrée froide et dure, on vous aurait reproché d’être une insensible. On a délégitimisé votre parole. Qu’aurions-nous dit d’un de vos collègues masculins s’il avait montré de la sensibilité devant une situation aussi navrante et pathétique?

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Votre cabinet ministériel vous a mise en punition comme si vous aviez failli. Vous savez comme moi à quel point tous les gestes politiques aujourd’hui sont dictés par l’image. Considérant cet événement marquant dans votre parcours politique, on vous aurait imaginée plus ouverte à la cause des femmes.

Vous doutez encore?

Je ne comprends pas quel est le malaise à se dire féministe en 2016. La peur de ne pas avoir l’air fine? De passer pour la méchante, la radicale? La peur de ne pas être reconnue à votre juste valeur par le Boys Club du milieu des affaires ou politique? Se dire égalitariste fait fi des inégalités sociales sexospécifiques qui sont la raison d’être du Conseil du statut de la femme.

Les années 2014 et 2015 auront marqué dans le mouvement féministe le début d’un second souffle, comme l’exprimait avec justesse Francine Pelletier dans son livre Second début. Je croyais bien naïvement qu’il n’y avait plus de risque à se dire telle. Même Beyoncé et Taylor Swift se targuent de l’être. J’ai eu tort.

Votre voix s’ajoute à d’autres dans ce qu’on pourrait qualifier comme un ressac antiféministe.

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Le phénomène n’est malheureusement pas nouveau. Dans son ouvrage Backlash : The Undeclared War Against American Women, Susan Faludi parlait déjà du concept en 1991, époque où se dire féministe équivalait à être jugée comme une “frustrée”. Le backlash, c’est la réaction conservatrice devant les changements sociaux encore à faire.

Dans notre société où règne l’utopie néo-libérale axée sur la performance et la réussite, on dirait bien que certaines de celles parmi les plus privilégiées réfléchissent trop peu sur les conditions de leur réussite. C’est un problème. Qui le veut bien ne peut pas tout avoir. Je pense notamment à ces femmes autochtones – j’aimerais dire leurs noms si c’était possible – qui, par un hasard de la vie, ont vécu, vivent et vivront toutes sortes d’inégalités et d’épreuves, parce qu’elles sont des femmes autochtones. Non, toutes les femmes et les hommes ne partent pas sur le même pied d’égalité sur le terrain, et la course ne se gagne pas toujours au mérite.

Que la ministre de la Condition féminine du Québec ne se dise pas haut et fort féministe révèle un recul affligeant. Parce qu’on est en 2016.

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P.S Je vous envoie le livre de Chimamanda Ngozi Adichie, une écrivaine et militante nigériane féministe, We should all be feminists (traduit en français sous le titre Nous Sommes tous des féministes). On distribue dans les établissements scolaires suédois à tous les jeunes Suédois de seize ans cet ouvrage essentiel. Je vous enverrai à chaque trimestre de votre mandat une copie de ce livre et ce, tant et aussi longtemps que le gouvernement québécois ne prendra pas l’exemple sur la Suède.

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Pour lire un autre texte sur le féminisme : “Natural Born Féministe” par Koriass

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