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Ma vie sans GPS
Il était une fois, un passé pas si lointain. Les humains utilisaient alors une feuille immense impossible à replier du bon bord du premier coup nommée « carte routière » pour voyager. Comme je suis le plus nostalgique des journalistes en Amérique, j’ai voulu me déplacer une couple de semaines sans GPS. J’y ai survécu grâce à des interactions sociales (quelles horreurs!) et en me faisant pousser dans le cul par des automobilistes impatient.e.s pendant que je cherchais mon chemin. Récit d’une expérience anachronique, sans assistance de navigation.
« Savez-vous où se trouve le café Pista? »
L’employée d’une boutique électronique de la promenade Masson hausse les épaules, avant d’extirper son cellulaire de sa poche pour m’aider.
« Tut tut tut », interviens-je, avant de la mettre au parfum de mon projet d’essayer de m’orienter sans outil technologique.
La fille me dévisage comme si j’étais le petit Jérémy assis dans la première rangée d’un show de Mike Ward, avant de conclure la transaction de mon fil HDMI.
Je vais trouver le damné café tout seul comme un grand, pareil comme en 2006. J’y parviens en quelques minutes en l’apercevant au bout de la promenade commerciale. Une première mission accomplie, mais un filet désert puisque je suis en terrain connu.
Même chose pour une escapade en après-midi au nouveau café-boutique des Malins sur l’avenue Mont-Royal. Je n’y suis jamais allé, mais comme je ne suis pas trop débile, je suis capable de trouver l’adresse en roulant au ralenti et en me creusant les yeux comme une personne âgée pour spotter l’adresse.
Ça fait quand même weird de ne pas machinalement entrer les coordonnées dans mon cell pour m’y rendre. Ça irrite le conducteur derrière moi en tout cas, qui klaxonne pour dénoncer mon zigonnage à basse vitesse. Dans l’ancien monde, on n’était peut-être pas si pressé.e.s d’arriver quelque part.
« C’est déshumanisant, le GPS »
Quand je parle de ce projet à ma jeune collègue Violette – digne représentante de la gen Z, elle semble trouver ça aussi nono qu’essayer de faire des mathématiques sans calculatrice ou accoucher sans épidurale.
À l’entendre, la technologie existe, alors pourquoi bouder son plaisir. Je suis assez d’accord avec elle en fait, mais pas au risque de voir disparaître dans la chaîne de l’évolution notre sens de l’orientation.
C’est bien beau, le progrès, mais qui se souvient encore des dates d’anniversaire sans Facebook? Des numéros de téléphone par cœur? Ce sont des talents de mémorisation qui se perdent.
Si Magellan a fait le tour du monde en s’orientant avec les étoiles ou un sextant, il me semble que je devrais être capable d’aller à la Cabane à sucre Constantin sans aide.
Eh bien non. La vérité, c’est que même si j’ai connu le monde avant le GPS, j’ai perdu l’habitude de me débrouiller. La technologie m’a rendu paresseux, désorienté.
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Pour me remettre dans le droit chemin, je passe un coup de fil à François Beaulieu, 70 ans, qui trimballe notamment depuis cinquante ans sa carte routière pour aller profiter de la mer à Wells au Maine. « Avec une carte routière, t’as une vue d’ensemble de ton trajet et tu finis toujours par te retrouver. Il y a quelque chose de déshumanisant avec un GPS, je n’aime pas mettre ça », louange ce grand voyageur, qui n’utilise le GPS qu’en de très rares occasions. Il apprécie le côté tactile d’une carte routière, même chose pour les livres de voyage qui s’accumulent dans sa bibliothèque.
« Votre génération se branche tout de suite sur le GPS sans faire d’effort. Ça vous rend paresseux de vous rendre du point A au point B sans jamais voir ce qu’il y a autour », écorche ce vieux sage, qui prend le temps de regarder le paysage pendant que sa femme Thérèse joue les copilotes.
« C’est moi qui ai [la carte] sur les genoux. On se chicane un peu, mais on aime mieux ça de même! », souligne la principale intéressée dans un éclat de rire.
Les choses se corsent
Les choses se corsent un peu pour me rendre au bureau.
J’ai beau y aller depuis l’époque où Horacio Arruda était directeur de la santé publique, je réalise à la dure ne l’avoir jamais fait sans un coup de pouce virtuel.
C’est pourtant pas sorcier. Abattre les 9,8 kilomètres entre chez moi et la job prend d’ordinaire autour de 25 minutes (selon le GPS!).
Mais ce matin-là – au-delà du fait que je me sens aussi wild que quelqu’un qui utilise un briquet au lieu d’un cell pour faire de la lumière dans un show – il y a du trafic partout.
Je prends Sherbrooke parce que je ne me souviens plus par où le navigateur me fait passer d’habitude (Iberville? Fullum? Je n’y porte jamais attention, osti!).
Je débouche enfin sur René-Lévesque, à la merci des damnés sens uniques qui refusent de me faire tourner à gauche avant des rues à l’ouest que je n’avais jamais vues.
J’arrive au stationnement de la rue Saint-Jacques, mi-fier, mi-honteux d’avoir mis autant de temps pour me rendre que si je partais de Boisbriand.
Pas question de baisser les bras pour autant. C’est ce que je me dis en attaquant la « grand’route » pour me rendre à Trois-Rivières, où se tient le Salon du livre auquel je participe toute la fin de semaine comme auteur.
Mon amie Nathalie vient me rejoindre chez moi, je lui fais un lift.
« Oh by the way, je fais une expérience sans GPS. »
« Tais-toi et conduis! »
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Sans farce, Nathalie m’explique utiliser le GPS surtout pour calculer son temps. J’avoue que moi aussi, j’aime savoir à quelle heure PRÉCISÉMENT je vais arriver même si je sais que Trois-Rivières, c’est entre Québec et Montréal.
Comme dans l’ancien temps, je laisse les pancartes de l’autoroute 40 me guider vers Trois-Rivières. Quand j’arrête pour mettre de l’essence, je demande à l’employé au comptoir pour le fun s’il a une carte routière à vendre. Le jeune homme me regarde ahuri comme si j’étais le chest de Timothée Chalamet aux Oscars.
Une fois en territoire trifluvien, je roule comme une poule pas de tête dans les rues de la ville pour trouver l’Hôtel. Je tombe presque par hasard proche du fleuve, d’abord parce que le bâtiment avec la marquise dépasse les autres d’une tête ou deux.
De l’importance d’ouvrir grand les yeux.
« Wow! Tu as réussi, tu n’es pas seulement très beau, tu es aussi un GRAND NAVIGATEUR », louange Nathalie, conquise.
Le chemin du retour s’avère plus pénible, bizarrement. D’abord parce que je suis super hangover de ma fin de semaine, ensuite parce que (je vais l’apprendre un test rapide plus tard) je suis porteur du variant BA.2 et que j’en mène crissement pas large, à l’image des trois quarts des passagers de mon véhicule.
À l’article de la mort, je passe proche de tricher pour me faciliter l’existence. Je résiste en pensant à Christophe Colomb, capable de découvrir (ok, par erreur) un nouveau continent en s’enroulant dans des couvertes de scorbut ou en souffrant de la dysenterie.
Je vais me soigner quelques jours avec ma fille dans un chalet loué pour la saison à Chertsey, où je n’ai depuis janvier plus besoin de GPS pour me rendre.
Ma blonde et mon fils viennent nous rejoindre pour la fin de semaine. Remis sur pied, j’expérimente avec fiston le ski de printemps au mont Garceau, où je ne suis jamais allé. Je sais que c’est à Saint-Donat, je me lance donc vers l’inconnu.
L’inconnu se nomme la route 125, celle qui traverse Lanaudière et mène à tout. Si tous les chemins mènent à Rome, tous les monts de skis de Lanaudière mènent à la 125.
On débouche trente minutes plus tard sur un chemin de bouette menant à la montagne, après avoir suivi les pancartes. Plate de même, désolé.
AU MOINS ON A EU UNE BELLE JOURNÉE DE SKI PÈRE-FILS SOUS LE SOLEIL.
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« J’aime pas dépendre de quelque chose »
Après avoir survécu au variant (un survariant?), je retourne au bureau. J’y croise ma collègue Maeva, 28 ans, qui détonne de sa génération en refusant obstinément de s’orienter avec un GPS.
« J’aime pas être dépendante de quelque chose et ça n’a pas de sens de dépendre de ça », lance ma jeune collègue, dans un vibrant cri du cœur antitechnologique.
Pire, ça l’irrite quand ses proches ont le réflexe instantané d’entrer des adresses dans les GPS. « Au Québec, tout est en ligne droite, il n’y a pas de raison », plaide Maeva, qui utilise parfois le GPS, mais seulement pour suivre la carte.
Sinon, elle s’en sert pour calculer son temps, même si elle trouve malsain cette obsession de vouloir sauver quelques minutes à tout prix. « Les gens me trouvent fatigante, mais au final, tout le monde a le sentiment d’accomplissement de s’être rendu quelque part sans GPS », constate-t-elle.
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Maeva dit enfin se sentir un peu handicapée avec son GPS, une sensation qu’elle déteste. « Quand j’étais jeune, j’ai repoussé longtemps le moment où j’aurais un cell. J’aime pas être dépendante, c’est une question de contrôle, je pense », résume-t-elle en s’esclaffant machiavéliquement.
Prochain arrêt : l’est de la ville pour une entrevue. J’ai beau vivre depuis vingt ans à Montréal, je n’ai jamais entendu les mots « boulevard Pierre-Bernard ». Sur Sherbrooke, un peu plus loin que la place Versailles, j’arrête dans une station-service demander mon chemin.
« Me semble que c’est par là-bas », m’indique sans conviction l’employé, qui entreprend de me googler la réponse en direct.
« NOOOOOONNNNN » que j’interviens, avec la même intensité que Luke Skywalker quand Darth Vader lui apprend qu’il est son père.
Je finis par croiser le boulevard en écarquillant les yeux à chaque intersection, puis trouver l’adresse tout seul comme un grand.
Je triche un peu en suivant un collègue pour me rendre ensuite à une autre adresse, cette-fois dans Griffintown à l’autre bout de la ville. J’ai pu ainsi vivre le bonheur perdu de sacrer à voix haute quand la personne que tu suis en char te sème après avoir forcé une lumière rouge.
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« C’est loin d’être mort! »
Plus que deux dernières escales avant d’écrire ce texte. D’abord une entrevue avec une personnalité hirsute dans un café de Villeray. Je suis devenu un pro, si bien que je mets plus de temps à trouver un parking qu’à trouver l’endroit.
Je mets ensuite le cap stratégiquement vers le Centre-Sud, à la boutique Aux quatre points cardinaux, qui se spécialise justement dans les cartes routières et livres de voyage.
Gros concept pour finir ce récit sur une note d’espoir, bravo Hugo!
Et à entendre le propriétaire Louis Gobeille, la carte routière n’a pas dit son dernier mot (trajet?). « C’est pas mort, c’est pas mort du tout même! », insiste le commerçant, qui n’envisage pas de fermer boutique.
« Avant, avoir une carte était une nécessité. Maintenant, il y a beaucoup de ceux qui ont goûté à cet avant qui apprécient toujours avoir une vue d’ensemble », raconte M. Gobeille, qui reconnaît que sa clientèle est plus âgée, comme ça a toujours été le cas. « Même avant les GPS, on avait surtout des retraités qui ont de l’argent et du temps pour voyager. »
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En plus des globes terrestres et des cartes géographiques à accrocher aux murs, M. Gobeille dit vendre aussi beaucoup de cartes régionales aux vacanciers et vacancières d’ici durant la saison estivale, en plus de cartes pour les adeptes de chasse et pêche qui s’aventurent à des endroits où le GPS ne se rend pas. « Il y a quelque chose d’authentique à avoir un copilote avec une carte sur les genoux. Ça permet d’apprivoiser le territoire, se l’approprier », illustre M. Gobeille.
Avant de sortir, j’achète une carte routière du Québec à 4,50 $ et une autre du Nouveau-Brunswick, où je prévois partir en vacances cet été. Seule l’histoire dira si ces achats vont accumuler la poussière dans le coffre à gants comme ce vieux CD d’Alanis Morissette live à Montreux.
L’expérience tire à sa fin, je retourne au bureau sans GPS pour la dernière fois. Je ne vais même pas me faire croire que j’ai tiré une morale de tout ça. Tout va mal dans le monde. La guerre fait rage, la pandémie n’est pas tuable, les stars hollywoodiennes se tapent sur la gueule.
Alors si, dans cet océan de marde, le fait de pitonner une adresse dans mon téléphone pour ne pas tourner en rond me procure de la satisfaction, et bien soit.
Je vais au moins retenir que c’est quand même niaiseux d’avoir le réflexe de calculer mon itinéraire en tout temps, y compris pour des trajets à pied.
Parce qu’au final, tout le monde sait que l’important, ce n’est pas la destination, mais le voyage en lui-même.
Avec ou sans GPS.
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