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Chez Urbania, on n’est pas à court d’idées saugrenues. La semaine dernière, on a installé notre stagiaire belge Elisabeth devant l’immortel chef-d’oeuvre Elvis Gratton (film dont elle n’avait bien évidemment jamais entendu parler), et on lui a fait remplir un questionnaire. On se trouvait bien rigolos, mais c’est elle qui a eu le mot de la fin avec sa savante analyse.
Résume le film en 100 mots maximum:
Elvis Gratton avance dans la vie sans se poser de questions, poursuivant son rêve américain dans un Québec qui se bat pour son autonomie et se montre prêt à tout pour vivre son quart d’heure de gloire dans la peau d’un ersatz de Elvis Presley.
Décris les personnages principaux en quelques phrases. (physique et traits de caractère):
Robert Bob Gratton aka Elvis Gratton:
D’un âge indéterminé, comme les participants des jeux télévisés du mercredi après-midi, Elvis Gratton est probablement plus jeune qu’il n’y paraît. Il est libidineux des pieds à la banane et n’hésite pas à partager avec qui veut bien l’écouter, même ceux qui ne le veulent pas, ses idées réactionnaires. Elvis Gratton fait partie de la nouvelle classe moyenne et utilise ses petites réussites comme des justificatifs pour dénigrer les autres. Il se veut amusant, toujours prêt à mettre de l’ambiance mais c’est surtout un gros ringard qui rêve de vivre la vie d’un autre.
Linda Doudoune Gratton:
La femme de Elvis Gratton. Un peu tape-à-l’oeil, jolie mais cheesy, elle est la femme derrière le grand homme. Dévouée, elle fait en sorte que le rêve de Gratton s’accomplisse. Elle rit au bon moment, acquiesce quand il le faut et éprouve le même mépris que Elvis pour ceux qui ne travaillent pas assez, ou pour les Chinois qui volent les jobs des Québécois.
Quel est le contexte socio-historique dans lequel se déroule l’histoire du film ?
En ne faisant aucune recherche et ne me basant que sur le film, j’entrevois:
– un contexte économique difficile.
Elvis Wong, elle est bonne celle-là, un chinois ben ça c’est [le bout?], pourquoi pas un polak[?], un [?], un nègre tant qu’on y est, ostie, encore un autre qui s’en vient voler nos jobs.
– un Québec divisé entre indépendantistes et fédéralistes.
Si on veut avoir une chance de se débarrasser de sta gang de barbus puis les socialistes. Les aides sociales, on va mettre un stop à ça, la loi 101, calice. Les séparatistes, c’est fini tout ça. C’est pas eux autres qui vont m’empêcher d’envoyer mes enfants à l’école anglaise, si je veux.
– une influence états-unienne assez prononcée et probablement mal vue par les souverainistes.
Si ils en veulent de l’argent qu’ils fassent comme moi, puis qu’ils travaillent.
Et plus loin : partir au States, eux-autres ils l’ont l’affaire les Américains.
D’après toi, quelles répliques tirées de ce film sont devenues des classiques ?
«J’ai un garage. Un gros garage.»
«Petite crisse de [?] t’aime bien te faire pogner le cul par ta bande de pouilleux, maudite droguée, vous êtes toutes pareilles vous autres les hippies.»
«Le Canada c’est le plus pays beau du monde. C’est le plus beau, c’est le plus riche, puis si ils sont pas contents qu’ils aillent donc vivre à Cuba.»
Toujours selon toi, quelle scène du film est la plus célèbre?
Difficile à dire. J’ai beaucoup aimé la scène des rats transformés en oiseaux de paradis mais je ne suis pas sûre que ce soit une scène culte. Peut-être les scènes finales, celle où il meurt asphyxié par son propre costume, celle du cortège funèbre et celle de la résurrection.
Pourquoi crois-tu que ce film est devenu culte au Québec?
Parce que Elvis Gratton est une caricature du Québécois de base, qui cherche à renier son identité pour embrasser quelque chose de plus grand et surtout, qui veut être du côté des gagnants. Il jette de la poudre aux yeux mais il ne bluffe personne : il ne peut pas échapper à ce qu’il est. Le film est sorti dans un contexte politique particulier, où les Québécois se trouvaient entre deux chaises. J’imagine que ce film a surtout dû plaire aux plus jeunes générations de l’époque, qui pouvaient peut-être de cette manière critiquer leurs ainés.
Quelle est ton appréciation personnelle?
J’ai vraiment ri, même si je n’ai pas compris la moitié des dialogues, parce que je pense que c’est un beau portrait d’une certaine partie de la classe moyenne, ces nouveaux riches issus des couches les plus populaires de la société, qui vivent mieux que leurs parents et qui pensent que parce qu’ils ont «réussi», tout le monde peut en faire autant. Le mythe du self-made man à l’américaine en somme. Mais à force de vouloir être un autre, on finit étouffé dans un costume trop serré sur la scène d’une quelconque foire aux boudins.
Elvis Gratton aurait-il pu être produit ailleurs dans le monde (qu’au Québec) ?
D’une certaine manière, Elvis Gratton est un pur produit du Québec, il fait écho à son histoire et on y trouve cet humour un peu barré, cette capacité à rire de soi que j’apprécie au plus haut point.
Pourtant, Elvis Gratton existe ailleurs. D’une certaine manière, il m’a fait penser à trois autres personnages :
– Le couple Morin de la série de films «Les bronzés», incarnation même de la médiocrité et de l’autosuffisance.
– Bernard Fréderic du film «Podium», le meilleur sosie de Claude François qui n’ait jamais existé, interprété par mon excellent compatriote Benoit Poelvoorde.
– Nando, du film italien des années 50, “Un americano a Roma“. L’histoire d’un Romain pur jus fasciné par les États-Unis, qui regarde avec mépris toute cette petite Italie qui ne comprend vraiment rien à la modernité. Mais ce n’est pas évident d’être un américain à Rome quand on ne parle que deux mots d’anglais et qu’on a toujours devant les yeux un bon plat de pâtes tentateur.
Est-ce qu’on pourrait faire Elvis Gratton pour la première fois en 2014?
Au niveau de la forme: Elvis Gratton est vulgaire et c’est vrai que notre rapport à l’humour a changé en quelques années. Je ne connais pas assez bien le cinéma québécois pour me prononcer. En France, c’est un film qui aujourd’hui pourrait en troubler certains. En Belgique, je ne pense pas que ça poserait de soucis.
Au niveau du fond: évidemment. Le monde pullule de Elvis Gratton. Il suffit d’aller dans n’importe quelle réunion de jeunes entrepreneurs pour s’en rendre compte: leurs costumes sont différents, ils ne chantent pas du Elvis mais parlent d’innovation … Les sirènes changent de visages mais ne meurent pas.
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Le semaine prochaine, on lui fait écouter Ding et Dong, le film!