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Goldengate, en un seul mot, ce n’est pas un grand pont orange de San Francisco: c’est une petite rue résidentielle comme il en existe des centaines à Detroit, guère plus de 500 mètres de long. Sur sa moitié ouest, de charmantes maisons en brique bien entretenues, dignes de la proprette classe moyenne américaine, abritent des familles et des retraités.
À l’ouest, dès qu’on passe la rue Charleston, c’est un véritable renversement de décor qui s’opère, comme seule la métropole du Michigan sait en offrir: soudainement, les hautes herbes envahissent les friches des deux côtés de la bande d’asphalte, et les maisons qui n’ont pas brûlé s’effondrent dans une sinistre tranquillité. En interrogeant 10 personnes, on aura 10 tentatives d’explication différentes d’un tel contraste.
Cela fait bien longtemps que les propriétaires du numéro 159 ont quitté Goldengate. Pourtant, il y a toujours quelqu’un sous le porche de cette maison en piteux état. Une cigarette à fumer, une bière à boire, les yeux à plonger dans le vide, il y a moult raisons d’écouler le temps sur le balcon, le cul installé sur des bancs qui ornaient autrefois un McDonald’s – sans doute celui qui se situait un peu plus au nord, sur 7 Mile Road, facilement reconnaissable à son architecture même si plus aucune enseigne n’y siège. Au diable l’ambiance glauque, l’endroit s’est dégotté l’appellation pompeuse de Fireweed Universe City, et est devenu en quelque sorte le café du commerce où de jeunes Américains venus des quatre coins du pays viennent partager un peu de compagnie avant de retourner dans les maisons abandonnées qu’ils squattent dans les rues voisines, au cœur de ce quartier défoncé qui n’a pas vraiment de nom. Des voyageurs du monde entier y atterrissent via des requêtes sur Couchsurfing, et quand ils débarquent ici avec leur regard médusé, c’est vers Shane qu’on les oriente derechef. Si ce squat transformé en commune avait une serrure, c’est lui qui en détiendrait la clé.
Shane, la trentaine avancée, les longs cheveux blonds frisés, c’est un peu le rayon de soleil persévérant qui vient frapper sans cesse les façades délabrées de Goldengate. Originaire de Colombie-Britannique, il a élu domicile il y a deux ans à Fireweed, et est devenu rapidement le maître de maison. Le jardin à cultiver, la cuisine à préparer, la vaisselle des « colocs » qui s’oublient à ramasser, il est tout le temps occupé, mais n’en perd jamais son sourire franc et son énergie proverbiale. Quand on le voit quatre jours de suite avec son t-shirt de Bob Marley sur le dos, il est difficile de l’imaginer dans son ancienne vie, « a computer job » comme il le dit pudiquement, sans trop s’étaler. « Je travaillais sur appel et j’avais un téléphone cellulaire, j’en venais à anticiper le moment où il allait vibrer dans ma poche », explique-t-il dans un des rares moments où son visage prend un air grave. Son licenciement a été la plus belle chose qui lui soit arrivé, l’occasion d’aller voyager vers la côte Est, sur le chemin de laquelle il s’est enraciné à Detroit. Une nouvelle vie sans argent ou si peu, seulement celui que lui amène un petit boulot dans un restaurant l’hiver, lorsque le potager situé de l’autre côté de la rue ne peut plus produire de légumes pour nourrir la commune. Alors, on a recours à un vieux poêle au deuxième étage, et la proximité des corps vient compléter le semblant de chaleur.