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Luxe instantané

Par
André Marois
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Les invitĂ©s composaient la pire coterie de la planĂšte : des blasĂ©s qui avaient tout vu, tout bu, tout vomi et qu’aucune nourriture n’impressionnait plus. Ces ultra-riches possĂ©daient des Ɠuvres de la Renaissance, des montres fabriquĂ©es Ă  la main, des voitures plaquĂ©es or, des vĂȘtements cousus sur leur peau. Bono leur chantait la sĂ©rĂ©nade Ă  leur anniversaire. Jacques Villeneuve leur servait de chauffeur pour ne pas arriver en retard Ă  l’aĂ©roport.

AprĂšs six mois, ses idĂ©es avaient toutes Ă©tĂ© refusĂ©es. Son commanditaire s’impatientait et lui avait lancĂ© un ultimatum. Il devait Ă  tout prix trouver un concept jamais vu.

Le miracle se produisit en fĂ©vrier 2008, grĂące Ă  une fuite qui permit Ă  Schmieder de lire un communiquĂ© de presse en avant-premiĂšre. Celui-ci annonçait que la Polaroid Corporation cessait dĂ©finitivement la commercialisation de ses films instantanĂ©s, deux ans aprĂšs avoir mis un terme Ă  sa production d’appareils. Les usines du Massachusetts, du Mexique et des Pays-Bas avaient remerciĂ© leurs employĂ©s. Le numĂ©rique signait leur arrĂȘt de mort.
Il n’y avait pas une seconde à perdre.
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Il lança aussitĂŽt ses contacts internationaux dans toutes les boutiques de photographie du monde, avec ordre de rafler tous les appareils Ă  dĂ©veloppement instantanĂ©: SX-70, Spirit 600 CL, Autofocus 660, SLR 680, 1000 Kit, 1200 Digital Pro, 1200 FF Spectra, Impulse A et autres modĂšles. Ils devaient Ă©galement se procurer tous les types de films amateurs ou professionnels : 88, 89, 500, 600, 664, 665, 667, 669, 689, 690
 «Ne laissez rien aux autres!» martelait Schmieder au tĂ©lĂ©phone.

Le concept de Schmieder tenait en deux mots : raretĂ© = luxe. Plus c’est cher, superficiel et recherchĂ©, plus on rĂȘve d’y accĂ©der. En ajoutant une dimension artistique Ă  l’évĂ©nement, il allait crĂ©er le hip que tout le monde voudrait connaĂźtre une fois dans son existence.

Bien sĂ»r, on allait inviter les plus cĂ©lĂšbres photographes du globe Ă  venir tirer le portrait des fĂȘtards : Martin Parr, Anton Corbijn, Sophie Calle et autres Toscani officieraient. Ils signeraient leurs images dans le lĂ©gendaire format rectangulaire avec le cadre blanc. Chacun repartirait avec cette preuve singuliĂšre de sa participation au Party LuxeTM 2009.
La rumeur sur la soudaine raretĂ© des films Polaroid enfla. Le site eBay fut envahi d’offres de centaines de vendeurs. L’équipe d’Étienne Schmieder entretenait la soudaine pĂ©nurie, achetant sans relĂąche, faisant monter les prix, ajoutant au bruit. On lĂącha un pseudo-scoop en direction d’un journaliste allemand qui pondit un article de dix feuillets intitulĂ© Kann man ohne sein PortrĂ€t Polaroid leben?
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Soudain, la question devenait existentielle : «Peut-on vivre sans son portrait Polaroid ?»
ParallĂšlement, les premiers cartons d’invitation Ă©taient lancĂ©s. Le taux de rĂ©ponses positives avoisinait les 86 %. Du jamais vu.
Étienne Schmieder jubilait. Il engagea une milice composĂ©e d’ex-barbouzes tchĂ©tchĂšnes pour garder son trĂ©sor. Trois attaques ultra-violentes de pilleurs assoiffĂ©s de cash immĂ©diat purent ainsi ĂȘtre repoussĂ©es. On dĂ©nombra au total trois blessĂ©s graves et un mort. Les mĂ©dias en firent leurs choux gras, multipliant d’autant l’intĂ©rĂȘt pour le sujet.
Les films Polaroid Ă©taient plus recherchĂ©s qu’un rein en bon Ă©tat. Luxe suprĂȘme ; on allait tous les utiliser dans la mĂȘme soirĂ©e. On les flauberait sans hĂ©siter. AprĂšs ça, il faudrait se contenter du vulgaire numĂ©rique et de son flickr populacier. De cette dĂ©bauche, il ne resterait que des images uniques, Ă©parpillĂ©es Ă  travers le globe Ă  la maniĂšre d’une Ɠuvre complexe, explosĂ©e. Grandiose.
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La folie gagna : les invitations au Party LuxeTM s’arrachaient. Quelques cyber-scalpers gagnĂšrent une fortune en revendant une dizaine de billets falsifiĂ©s.
Deux mois avant la fĂȘte, Schmieder alluma lui-mĂȘme un incendie dans l’entrepĂŽt oĂč reposait le butin Polaroid. La moitiĂ© des films s’envola dans une grosse fumĂ©e noire chargĂ©e de toxines. Les flammes firent la manchette. Les happy few priaient le dieu des culs bordĂ©s de nouilles pour ne pas manquer la nouba.
On imaginait dĂ©jĂ  les richissimes, habituĂ©s des coupe-files et des passe-droits, faisant sagement la queue pour qu’on les prenne en photo sur un format de 9 cm x 11 cm. Les baronnes cĂŽtoyant les parvenus, il faudrait patienter plusieurs heures avant de confier le prĂ©cieux clichĂ© Ă  un garde du corps qui le placerait aussitĂŽt en sĂ©curitĂ©.

La fĂȘte prĂ©vue aprĂšs les photos dĂ©passerait tout en termes d’excĂšs. Les nantis allaient se vautrer dans un dĂ©lire sans nom, dĂšs qu’ils possĂ©deraient enfin quelque chose d’exceptionnel leur appartenant, les dĂ©finissant, les reprĂ©sentant.
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AprĂšs avoir accĂ©dĂ© au luxe de la raretĂ©, ils pourraient enfin s’adonner Ă  celui de l’abondance.
Deux jours avant la date tant attendue, un journaliste du quotidien montrĂ©alais Le Devoir rĂ©vĂ©la un scoop qui ravagea la fĂȘte. Le directeur gĂ©nĂ©ral de Polaroid, Tom Baudoin, annonçait que son groupe menait depuis deux ans des tractations secrĂštes avec une compagnie corĂ©enne. Un accord avait Ă©tĂ© conclu depuis plus de six mois. Les premiers films Polaroid nouvelle gĂ©nĂ©ration envahiraient le marchĂ© dans moins d’une semaine.

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Photo: Sarah Marcotte-Boislard

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