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Luigi Mangione, le tueur trop beau pour être vrai
Si, depuis cinq jours, Internet lèche l’écran avec la fureur hormonale d’un chat non stérilisé, ce n’est pas pour nettoyer le trottoir où gisait Brian Thompson, PDG de la compagnie d’assurances américaine UnitedHealthcare, tué à bout portant le 4 décembre dernier dans les rues encore endormies de New York.
C’est plutôt en réaction à son tueur, dont les premières photos pixélisées laissaient entrevoir des yeux de biche et un sourire suffisamment impeccable pour faire chavirer le web entier.
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Pour les pièces manquantes de ce tableau criminellement alléchant, il faudra attendre ce lundi 9 décembre, lorsque sera arrêté un suspect des plus insoupçonnés.
Il s’agit de Luigi Mangione, 26 ans, inconnu des forces de l’ordre, diplômé de l’Université de Pennsylvanie (la septième plus réputée au pays, devançant Harvard), passionné de lecture, amateur de surf, de cross-country, d’informatique, aimé de tous ; bref, le citoyen exemplaire aux abdos tout aussi exemplaires, si l’on en croit son profil Tinder déjà déniché par son fan-club virtuel.
Depuis cette arrestation surprise, Internet collectionne chaque information, fasciné par cette tête d’ange qui ne laissait aucunement présager ce virage sanguinaire.
Jusqu’ici, tout va bien
Dès sa naissance, Mangione avait la cuillère dorée de l’empire familial dans la bouche.
Ses grands-parents ont fondé un complexe de golf dans le Maryland muni, entre autres, d’« un centre de villégiature et d’espaces de conférence, d’un hôtel de 220 chambres, d’un magasin d’équipement de sport, d’une salle de bal de 10 000 pieds carrés, d’un spa européen, d’un amphithéâtre de 85 places et d’un centre de remise en forme ».
Ça, c’est sans compter un country club, une chaîne radio, la fondation caritative Mangione Family dont les actifs se chiffrent à 4,4 millions de dollars US et une aile d’hôpital nommée en leur honneur au Great Baltimore Medical Center.
Son père détient également une chaîne de maisons de retraite. Sa mère et sa sœur sont toutes les deux médecins. Son cousin siège à la Chambre des délégués du Maryland. Un net contraste avec ces écorchés vifs issus de milieux dysfonctionnels ayant tiré le mauvais numéro à la loterie de la vie qui croupissent d’ordinaire dans les prisons américaines.
Bref, tout était en place pour que Mangione emprunte le « chemin typique » de l’« enfant brillant avec un brillant avenir ».
C’est du moins le témoignage que donnera un ancien camarade de classe visiblement ébranlé sur les ondes d’ABC News.
Ils ont tous deux étudié à Gilman, une école privée de renom, située à Baltimore, et dont Luigi a rentabilisé les frais de scolarité de 37 690 $ en terminant major de sa promotion.
L’étape suivante consistant naturellement à intégrer l’Ivy League, il décroche alors un baccalauréat, puis une maîtrise en ingénierie à l’Université de Pennsylvanie, se méritant au passage une place au sein de la fraternité d’excellence académique Eta Kappa Nu.
Et si les étudiants de l’Université de Pennsylvanie ont un cerveau, ils ont surtout des yeux qui vaudront à Luigi ses premiers admirateurs virtuels sur le groupe Facebook Penn Crushes dédié aux déclarations d’amour anonymes sur le campus.
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Partout où il va, les gens l’apprécient.
Lorsqu’il vit à Hawaii dans l’espace de co-living Surfbreak pour travailleurs à distance, son fondateur RJ Martin le décrit comme un « membre idéal » et émotionnellement généreux, tandis qu’une voyageuse de passage affirme que « s’il mangeait la glace de quelqu’un dans le dortoir, il en achetait immédiatement une nouvelle ».
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Il fait du surf, se décrit comme un « ingénieur » et un « enfant » sur les applications de rencontre, consomme des champignons psychédéliques sur une base récréative, est amateur de randonnées, aime les soirées costumées où il peut révéler son torse sculpté, possède un assez bon sens de l’humour, aime commenter les livres qu’il lit sur Goodreads et n’apparaît sur aucune photo sans ce grand sourire mégawatt typique des gens heureux.
Puis, à l’été 2024, il coupe brusquement tout contact et plus personne n’aura de nouvelles de lui pendant six mois.
« Retarder, refuser, défendre »
C’est à la table d’un McDonald’s rural de Pennsylvanie, le nez collé à son écran d’ordinateur et une galette de pomme de terre à la bouche, que la police met la main sur lui, le lundi 9 décembre 2024.
Sauf qu’il n’est pas recherché en tant que personne disparue, comme il l’a été signalé en novembre par sa mère, mais à titre de suspect partageant une ressemblance physique frappante avec le tueur masqué qui, cinq jours plus tôt, a froidement abattu dans les rues de New York Brian Thompson, grand patron de la première compagnie américaine d’assurances médicales privées UnitedHealthcare.
On ne connaissait alors pas grand-chose du tueur, si ce n’est qu’il s’était arrêté au Starbucks juste avant de passer à l’acte, qu’il avait quitté les lieux à vélo et qu’il était, eh bien, sexy.
Quelques photos semi-floues capturant son sourire depuis les caméras de surveillance ont suffi pour que les internautes en viennent à ce verdict unanime, charmés par ses longs cils, sa mâchoire définie, ses sourcils épais, ses belles dents blanches… et son crime, mais on y reviendra.
Elles ont également suffi pour que plusieurs clients et employés d’un McDonald’s reconnaissent cette description physique en Luigi Mangione, qui avait temporairement délaissé son masque pour manger, et alertent les forces de l’ordre.
Sur lui seront retrouvées une fausse carte d’identité – la même que celle utilisée par le tueur à New York –, une arme et un silencieux imprimés en 3D – les mêmes que ceux du crime – ainsi qu’un manifeste de trois pages rédigé à la main et témoignant de son mépris « envers les entreprises américaines ».
« Je m’excuse pour tout conflit et traumatisme, mais cela devait être fait », écrit-il, froidement pragmatique. « Ces parasites l’ont bien mérité. »
Un écho probable direct aux mots « Nier, Défendre, Dépouiller » (ou « Deny, Defend, Depose »), gravés sur les munitions qui ont été retrouvées sur la scène du crime et qui viennent d’être déclarées compatibles avec l’arme saisie.
Derrière ces trois mots, un lien direct avec la phrase « Retarder, Refuser, Défendre », souvent employée pour « décrire les tactiques des assureurs afin d’éviter de payer les réclamations », comme l’explique l’AFP, tout en faisant mention du livre Delay, Deny, Defend de Jay Feinman publié en 2010.
« Nous examinons si le secteur de l’assurance lui a refusé une réclamation ou ne l’a pas aidé au maximum », expliquait sur Fox News Joseph Kenny, détective en chef du NYPD, tandis que s’étendait le fil rouge des potentielles intentions du suspect présumé.
Fait-on face à un activiste anarchiste ayant commis un meurtre « symbolique » ou à un dangereux meurtrier qui imprimerait ses propres armes par vendetta personnelle envers Brian Thompson?
Le poison silencieux
Sur la bannière du compte X de Luigi Mangione, une photo de lui torse nu côtoie une illustration du Pokémon Breloom et une radiographie d’une colonne vertébrale, quatre gigantesques vis plantées dans les vertèbres du bas.
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Une image qui, selon de nombreux experts médicaux, correspondrait en tous points à une opération chirurgicale faite pour corriger le spondylolisthésis, une condition chronique causée par un déplacement de vertèbres causant des maux de dos à la souffrance incapacitante, comme le décrit la Dr Uzma Samadani, neurologue spécialisée dans la chirurgie de la colonne vertébrale.
« C’est une douleur atroce […]. Les médicaments n’aident pas, les injections non plus. »
Les compagnies d’assurances non plus, selon ce qu’elle a pu constater avec ses propres patients, qui doivent souvent se soumettre à plusieurs douloureux mois de physiothérapie, espérant mériter d’être opéré à moindres frais.
« C’est un peu comme une torture obligatoire imposée par les compagnies d’assurances », poursuit-elle.
Peu sont au courant de la sévérité de la condition de Luigi, y compris à Hawaii, où son état s’aggrave après une séance de surf, la douleur le maintenant cloué à son lit pendant une semaine entière.
« Ça lui faisait mal, mais il ne s’en est jamais plaint, et n’en a jamais vraiment parlé, ce qui est, vous savez, très honorable. Du moins, selon moi », partage RJ Martin, tout en ajoutant que Luigi se serait confié sur ses difficultés à « dater et avoir des relations sexuelles avec ses problèmes de dos ».
On ignore encore si l’acte présumé de Luigi découlerait de cette condition. Toutefois, sa prolifique empreinte digitale prodigue une bonne vue d’ensemble sur ce qu’il vivait.
Sur Reddit, l’ancien étudiant se livre sur de multiples chirurgies qu’il a subies : « [le] dos a été coupé et [la] colonne vertébrale perforée ».
Il y parle également d’une souffrance chronique « dévastatrice » et « absolument brutale », qui dure depuis une quinzaine d’années, engourdissant même son entrejambe et le forçant à mettre sa jeunesse sur pause.
Sur ce qui semble être son profil dans le répertoire littéraire Goodreads, il commente de nombreux ouvrages aux thèmes variés, allant des maux de dos aux dystopies fictives, avec une pointe de philosophie, de bien-être, d’économie agraire, de biographies d’Elon Musk et… de discours terroriste?
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En effet, Mangione a attribué la remarquable note de quatre étoiles sur cinq à La Société industrielle et son avenir, soit le manifeste rédigé par le terroriste Ted « Unabomber » Kaczynski, afin de contester l’emprise grandissante de la technologie en semant des bombes artisanales pendant près de vingt ans aux États-Unis, tuant trois victimes.
Un « prodige des mathématiques » et un « révolutionnaire politique extrême » ; voici comment Luigi l’aurait décrit dans son commentaire, précisant que son emprisonnement était « juste », tout en ajoutant une citation qui ne provient pas de lui, mais dans laquelle les enquêteurs entrevoient le fantôme d’un aveu :
« Quand toutes les autres formes de communication échouent, la violence est nécessaire pour survivre. »
Trop HOT pour être vrai
Plus les preuves incriminantes pleuvent sur Luigi Mangione – ses empreintes digitales ont été retrouvées sur l’emballage de la commande Starbucks faite par le tueur – plus le refus collectif de voir en lui l’assassin masqué de Brian Thompson grandit.
« [Mangione] était un esprit extraordinaire. Il était très apprécié dans la classe. Il avait beaucoup d’amis », plaide un ancien camarade.
« C’est choquant qu’il ait pu commettre un acte aussi odieux. »
« Je n’arrive pas à concevoir que c’est la même personne », déclare quant à lui RJ Martin, bouleversé à l’idée que son ancien locataire d’Hawaii puisse possiblement terminer ses jours en prison.
La famille Mangione, quant à elle, est en état de choc. Par l’entremise d’un communiqué de presse, elle explique avoir appris la nouvelle dans les médias, en même temps que le reste du monde, après être restée sans nouvelles de Luigi pendant de très longs mois.
Quant aux internautes, la plupart crient à l’incohérence.
Comment un jeune homme si brillant, si riche, si cultivé, a-t-il pu piétiner son avenir d’une façon si brutale, pour des soins qu’il aurait sept fois les moyens de se payer? Et comment a-t-il pu pédaler si joyeusement à vélo s’il souffre d’un aussi puissant mal de dos?
Du côté des sceptiques d’Internet, on compare la forme de ses sourcils et de son nez avec les premières photos du tueur pour conclure que Luigi n’est pas le véritable assassin, mais plutôt le dommage collatéral d’une conspiration gouvernementale remontant jusqu’à Nancy Pelosi pour réduire Brian Thompson au silence par tous les moyens possibles.
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Et pendant que les conspirationnistes considèrent ces événements comme trop beaux pour être vrais, Internet trouve Luigi trop beau pour être le vrai coupable.
Sur X, le suspect a déjà un fan account nommé Luigi Mangione Updates où ses 54 000 abonnés attendent impatiemment les dernières nouvelles concernant le « sexe-symbole Luigi Mangione » considéré comme « trop hot pour être poursuivi ».
Même lorsqu’il n’avait pas encore été officiellement identifié, des concours de sosie du tueur masqué avaient déjà lieu à New York, réunissant des citadins habillés exactement comme l’était le tueur sur les photos de caméra de surveillance circulant sur Internet.
En parallèle, des t-shirts « Libérez Luigi » et autres marchandises comprenant l’inscription « Nier, Défendre, Dépouiller » retrouvée sur la scène de crime ont fait fureur sur Amazon, Etsy et eBay, tandis que les ventes du livre Delay, Deny, Defend de Jay Feinman, elles, explosent.
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L’engouement aurait-il été moindre si le suspect avait eu, disons, une dentition de travers et deux rangées d’abdos en moins?
Possible, selon ce que nous enseigne la psychologie, grâce à « l’effet de halo », un biais cognitif poussant inconsciemment à toujours écarter de tout soupçon les personnes dont les traits évoqueraient quelque chose de positif en nous, quitte à tordre la réalité.
Même si Luigi Mangione est coupable, la symétrie craquante de son sourire amènera donc les gens à relativiser le degré de violence de son acte par un « aww, mais il est si beau! ».
Mais aussi à excuser son geste, les compagnies d’assurance médicale n’étant pas les plus aimées sur les réseaux sociaux. Cette animosité préexistante érige donc l’acte présumé de Luigi comme un catalyseur extrême, mais héroïquement nécessaire, face à un système de santé privé qui aurait bien plus de sang sur les mains que l’assassin de Brian Thompson.
C’est pourquoi Internet l’a instantanément pris sous son aile, lui fournissant même une foule d’alibis pour lui épargner la prison, quitte à offrir de l’épouser « pour qu’il obtienne la citoyenneté d’un autre pays qui a un excellent système de santé universel », comme on peut le lire sur le forum Reddit des maux de dos, que le suspect fréquentait très régulièrement.
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Ce qui ne serait pas la première fois qu’un tueur – présumé ou non – serait adulé en ligne : sur TikTok, un nombre assez alarmant de montages vidéos de Ted Bundy et Jeffrey Dahmer peuplés de cœurs et de chansons romantiques pullulent sans faire sourciller.
Mais, à la différence de deux tueurs ayant tué pour le simple plaisir de tuer, celui de Brian Thompson serait un « meurtrier éthique », selon Internet.
Et s’il s’avère que ce meurtrier est réellement Luigi Mangione, le fait qu’une vie d’aisance ne l’ait pas empêché de « souffrir » aux mains du système médical au point de se radicaliser est vu par beaucoup comme un bien malheureux signe de l’époque dans laquelle nous vivons.
Mais, pour les plus cyniques, cet acte ne serait rien d’autre qu’un caprice d’enfant privilégié dissimulé dans un emballage faussement altruiste.
« Luigi Mangione a eu 26 ans, s’est fait virer de l’assurance de ses parents, a vu à quel point le système était merdique et a ensuite tué le PDG de UnitedHealthcare », résume une internaute, ce qui, pour tous les synonymes de prince charmant noyant Luigi depuis lundi, serait le conte de fées le plus décevant de l’histoire.