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Livreurs de tempêtes

Ces gens à notre service quand la météo nous dit de ne pas sortir.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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«Les conditions routières sont particulièrement difficiles aujourd’hui sur l’ensemble du réseau. Si vous pouvez retarder vos déplacements, faites-le.»

Cette consigne lancée l’an dernier sur Twitter par le ministre des Transports François Bonnardel n’est pas un cas isolé, même si elle survient dans des situations extrêmes. Mais avec notre météo parfois (souvent) chaotique, les Québécois sont régulièrement invités à ne pas prendre le volant et à rester bien au chaud à la maison.

Le hic, c’est que ni 40 centimètres de neige, ni des pannes d’électricité majeures et ni le verglas n’empêchent le monde de tourner. Les gens doivent quand même se nourrir, se rendre au travail ou à ce rendez-vous important. Et lorsqu’ils décident d’obtempérer aux consignes au nom de leur sécurité, ils n’hésitent alors pas à sous-contracter les risques d’accident de la route et de chutes sur les trottoirs glacés à des livreurs ou des chauffeurs de taxi.

LA grande question : est-ce éthique de demander à d’autres personnes de mettre leur sécurité en jeu afin de se soumettre soi-même aux restrictions qui ont cours lors de tempêtes infernales?

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Même si on donne un bon pourboire au livreur de pizza, est-ce moralement discutable de l’avoir sollicité à la base, alors que les autorités découragent les gens de fourrer le nez dehors?

N’est-ce-pas une façon subtile et pernicieuse de reléguer à des citoyens de deuxième zone ces gens qui bravent les interdits (pour NOUS servir)?

Pour démêler tout ça, j’en ai parlé à quelques livreurs de tout acabit, mais aussi à des «experts » en la matière. Bon ok, ça n’existe pas encore un expert en ce domaine, mais bonne chance pour reprocher à URBANIA de ne pas être à l’avant-garde des grands enjeux philosophiques de la société.

«Le pire c’est pendant le verglas, quand il n’y a plus d’électricité et que tu n’arrives même pas à voir les adresses!»

J’ai d’abord profité de l’anniversaire de ma maman – une fan de poulet (elle a même marié un policier lololo) – pour discuter avec Jacques, livreur depuis six ans à la rôtisserie Au Coq. Beau temps mauvais temps, Jacques dit prendre le volant peu importe les intempéries. «On aime ça pareil, ça paye plus et c’est notre gagne-pain après tout!», s’exclame l’homme avec entrain, soulignant que les clients se montrent souvent plus généreux lors de climat de fin du monde. «Le pire c’est pendant le verglas, quand il n’y a plus d’électricité et que tu n’arrives même pas à voir les adresses!», souligne le livreur, qui ajoute se faire souvent achaler par des policiers peu compatissants. «Ils nous disent d’aller stationner plus loin et marcher, mais il n’y a des parkings nulle part durant les grosses tempêtes», plaide Jacques, avant de me fausser compagnie pour retourner dans sa voiture continuer sa route. «J’ai plein de commandes», tranche-t-il.

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Je n’ai même pas eu le temps de lui dire que la sauce BBQ du Saint-Hubert était 100 fois meilleure que la leur.

ST : Bière = produit essentiel

Claude et Perry livrent de la bière pour une microbrasserie québécoise bien connue. Eux aussi bravent les intempéries pour nous permettre d’être chaudaille dans nos partys. «Tempête ou pas, nous on travaille. Tant que t’es capable de rouler», résume Claude, qui se souvient d’une seule fois où le patron leur a demandé de rester à la maison à cause des conditions routières. «Plusieurs trucks faisaient des sorties de route et je pense que le boss voulait d’abord que ça lui coûte pas trop cher de towing», croit Claude, sous le regard approbateur de Perry. Les deux hommes ne cachent pas que faire leur livraison lors de grosses tempêtes ou d’épisodes de verglas relève du sport extrême. «La police nous donne des contraventions pour des stationnements en double et on n’a même pas d’espace de livraison», déplore Claude.

«Il y a toujours des gens et des taxis dehors, peu importe la grosseur de la tempête. La vie continue»

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Les chauffeurs de taxi aussi se portent volontaires pour transporter les gens lors de grosses tempêtes. Volontaires parce que la plupart sont à leur compte et décident s’ils veulent ou non prendre le volant. «Certains refusent, mais une chose est sûre, il y a toujours des gens et des taxis dehors, peu importe la grosseur de la tempête. La vie continue», philosophe Rodney.

ST : Un débat autour de la bûche

Éthique ou pas de solliciter des services pendant une tempête de catégorie «du siècle»? L’éthicien bien connu et auteur René Villemure a osé se mouiller.

Avec enthousiasme même.

«C’est une bonne question, ça devrait faire l’objet d’un débat des fêtes autour de la bûche», s’exclame M. Villemure.

Il cite un grand principe kantien selon lequel la solution qu’on adopte devrait être universelle. Il renchérit par une maxime judéo-chrétienne stipulant de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas se faire faire soi-même.

Il y aura TOUJOURS un restaurateur, un chauffeur de taxi ou un livreur d’électroménager prêt à faire braver tous les volcans en éruption ou routes verglaçantes du monde.

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Là s’arrête les bonnes intentions, puisque dans les faits, nous assistons (et participons) collectivement au triomphe du «chacun pour soi » en commandant une pizza pendant une tempête infernale. « C’est un caprice personnel, mais les gens se dédouanent en se disant : c’est son choix de travailler comme livreur ou chauffeur de taxi», explique M. Villemure, convaincu que jamais les gens ne seraient prêts à collectivement se mettre au diapason. «Ça prendrait un consensus social, mais ça n’arriverait jamais.»

Non, car motivé par l’appât du gain, il y aura TOUJOURS un restaurateur, un chauffeur de taxi ou un livreur d’électroménager prêt à faire braver tous les volcans en éruption ou routes verglaçantes du monde. «Les gens sont sensibles aux changements climatiques, tant que c’est le livreur qui dépense du Co2 pour eux», illustre l’éthicien.

ST : Syndiquez-vous!

Je laisse le mot de la fin de cet épineux débat au sociologue, auteur et éditeur chez Lux Mark Fortier, qui a toutefois consacré un peu moins de temps et d’énergie sur cette question que sur les chroniques de Mathieu Bock-Côté. (lien vers son essai)

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D’emblée, Mark Fortier cite le philosophe Allemand Hegel se moquant des moralistes qui cherchaient des solutions éthiques à des questions improbables. Par exemple, que faire si on est trois sur un radeau qui ne peut supporter le poids que de deux passagers. Se laisser couler? Miser sur la générosité d’un des trois? Tirer à la courte paille un sacrifié? «On aura beau faire tous les raisonnements possibles, cela ne changera rien, puisqu’il demeure hautement probable qu’en de telles circonstances, le plus gros marin jette un des autres à la mer. Alors, moi, je crois que c’est au livreur et au taxi de se syndiquer pour ne pas dépendre de la bonne conscience de leurs clients, dont il est peu probable qu’ils aient lu les traités d’éthique formelle», conclu Mark Fortier, avec la sagesse de Yoda sénior.

Le débat est donc clos.

Syndiquez-vous amis livreurs, mais en attendant, livrez-nous du poulet.