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Faque aujourd’hui, en cette époque troublée où tous les espions de la NSA et de Facebook semblent se faire un buffet chinois de nos moindres faits et gestes, j’ai envie de vous parler de renseignements confidentiels, de vie privée et de droit à l’intimité.
T’sais, ce droit à l’intimité dont on se réclame lorsque, après avoir étalé cent fois les cassures et recollures de nos vies sentimentales sur Facebook, après y avoir affiché sans aucune inhibition qui est notre frère, notre sœur, notre beauf’ et notre cousin de la fesse gauche lointaine par alliance, on s’insurge contre le manque de confidentialité de cette plateforme. Ce droit à la confidentialité auquel on tient tant, lorsque, après avoir inscrit en toute bonne foi nos courriels, adresses et numéros de téléphone sur mille réseaux sociaux et plateformes de consommation, on se rebiffe contre l’utilisation desdits renseignements par les lobbies et les agences gouvernementales.
Grosse inquiétude : nos vies sont bourrées de taupes et d’informateurs! Quand ce n’est pas la NSA qui connaît jusqu’à quelle marque de cigarettes on fume, c’est la CIA qui catalogue jusqu’à nos moindres grains de beautés dans le dos. Rien n’y échappe. Pas même nos conversations téléphoniques.
Les itinérants et les voyeurs
Tout ça pour vous raconter quelque chose d’une importance très anecdotique. L’autre jour, je trottinais à la station McGill, mon sac de magasinage sous le bras. Pis là j’ai aperçu deux quêteux, un homme et une femme. Vieux. Par terre. Jusque-là, rien d’inhabituel, si ce n’est qu’ils semblaient un peu agités. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est que tout le monde les observait, et qu’à portée de vue, on se massait depuis plusieurs minutes pour les observer, les yeux scotchés sur ces deux sans-abri avec, t’sais, cet air mi-amusé, mi-scandalisé qu’on revêt lorsqu’il se passe quelque chose de malaisant et fichtrement intéressant à la fois.
L’homme criait. Aide-moé. S’il-te-plaît! Aide-moé. La femme s’est jetée dessus. À grands coups de soubresauts pis de bruits de gorge. Pis moé, bêtement, je me suis portée à leur secours, croyant à un malaise quelconque, parce que j’étais inquiète. Jusqu’à ce que je vois la femme ouvrir sa braguette, saisir la main de l’homme et se masturber avec.
Ah. OK. Les deux la main dans les culottes de l’autre. C’est pas pour rien qu’ils criaient de même, les deux tourtereaux.
Pendant ce temps-là, autour, des dizaines de personnes les pointaient du doigt en riant. Pis l’acte sexuel de nos deux itinérants était salué par autant d’écrans de téléphones intelligents et leurs caméras. Lumineux comme des chandelles version 2.0, aussi romantiques qu’une étreinte dans le métro puisse l’être.
De la responsabilité des voyeurs
T’sais, là… Les deux êtres humains qui s’adonnaient à leur plaisir étaient visiblement hagards, dans leur monde à eux, inconscients de la portée de leurs gestes et des dizaines de lentilles pointées sur eux. Ceux qui enregistraient, par contre (et pas que des jeunes, je vous l’assure), qui observaient en échangeant coups de coude et rires indiscrets, ils étaient doublement conscients. Conscients de la scène qui se déroulait devant eux, et conscients de leur geste de mémoriser, de montrer, de partager et de rendre viral.
La scène se déroulait visiblement depuis un bon moment déjà. Il y en avait en masse, du monde, pour les regarder comme un spectacle de cirque. Personne, cependant, pas un estie pour alerter quelqu’un, j’sais pas, moé, la fucking sécurité; j’ai avisé le premier préposé que j’ai trouvé et personne, personne, n’avait songé le faire avant moi. Ils étaient tous trop occupés à rigoler en pitonnant sur leurs maudits téléphones.
Être à la rue, être exclu de la réalité mondaine de tous les jours, c’est aussi ne pas avoir d’intimité. Ça peut aussi être de partager un acte sexuel devant tout le monde en sachant, ou pas, que c’est mal. On pense souvent à dormir ou être malade devant tout le monde, lorsqu’on pense à ce genre de manque d’intimité. On ne pense simplement pas que ces gens-là puissent, eux aussi, juste ressentir un besoin d’être intime avec quelqu’un. Est-il normal que l’on interdise les rapports sexuels en public? Oui. Devrait-on interdire à deux adultes consentants – qu’ils soient pauvres, handicapés ou malades mentaux – d’avoir des rapports sexuels? Non. C’est là une question très complexe qui pourrait glisser sur des pentes assez dangereuses. Quelqu’un a dit : eugénisme? Comment encadrer l’accès à cette intimité sans tomber là-dedans? Sommes-nous en droit de l’encadrer? Sommes-nous en droit de ne pas le faire?
L’intimité et Internet
L’intimité, c’est quelque chose à laquelle on devrait tous et toutes avoir droit, peu importe l’âge, l’état mental ou la condition sociale. Et les itinérants, que ce soient de jeunes bums, des malchanceux ou des personnes âgées déracinés du moment présent, ils n’y ont pas droit, eux. Non. À la place, on braque sur eux nos moqueries, nos rires nerveux pis nos petits scandales ordinaires. Nos caméras. Nos doigts proprement gênés. Notre hypocrisie et nos doubles standards.
En cette ère où tout est enregistrable et enregistré – où l’on brandit nos iPhone sur tel dude trop saoul qui se vomit dessus, sur telle fille passed out dans une ruelle, sur telle échauffourée dans notre quartier ou sur tel acte de non-intimité – et où tout le monde met tout sur Internet, je me demande si nous ne serions pas un peu mal placés pour nous plaindre, pour cracher le scandale du partage illégal d’informations et de l’éfouarrage de vie privée sur Facebook.
Nous offrons littéralement à des millions de zombies les vies des autres en buffet, notre propre vie, même, lorsqu’on l’étale partout sur Internet; nous médisons les uns sur les autres; nous nous plaisons à rendre viraux des enregistrements vidéo d’un maire crackhead, des photos de telle pseudo-célébrité qu’avait la bobette semi à l’air ou les photos de deux itinérants qui se touchaient dans le métro, bref, on se garroche comme des vautours dès qu’on renifle la moindre odeur d’humiliation fraîche, mais, de grâce, pas touche à nos vies privées!
On se plaît à blâmer Big Brother, la NSA pis toute lorsqu’on craint pour nos renseignements confidentiels, parce que ce sont des grosses entités qui flottent au-dessus de nous comme des Lakitu pas fins qui nous pitchent des affaires dessus dans Super Mario World. Il serait peut-être bon de se rappeler que nous sommes en grande partie responsables de cette société de l’indiscrétion dans laquelle nous vivons, car ce sont les humains qui la construisent, qui la façonnent, leur société. Et il serait peut-être aussi bon d’éteindre la caméra, de temps en temps.
Deux petites conclusions
Dire que je me trouvais malchanceuse, dans ma fraîche petite adolescence, d’avoir à dormir près d’un conteneur à déchets, devant tout le monde, offerte au jugement des voyageurs de ma gare d’autobus. À malheur, malheur et demie.
J’aurais pu faire mieux. J’aurais pu sermonner la foule de caméramans en herbe. J’aurais pu ne pas laisser la situation entre les mains de la sécurité pis m’en aller. La vérité, c’est que je ne savais pas quoi faire. Je ne le sais toujours pas. J’ai fait ce qu’il m’a semblé le plus approprié. Et, lorsque je suis rentrée chez moi, ce soir-là, j’ai mesuré ma chance, mon immense chance, de pouvoir embrasser mon amoureux en privé et d’échanger nos caresses derrière des portes closes, téléphones intelligents bannis.