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Libérer les mamelons… et le reste

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L’hiver dernier, le compte Instagram de la tatoueuse Melodie Perrault, qui avait presque 100 000 abonnés, s’est fait fermer. Peu de temps après, , c’était au tour de la photographe Valerie Rosz de subir le même sort.

L’objet du scandale? Principalement des corps de femmes, dessinés ou photographiés.

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Mélodie Perrault a regagné l’accès à son compte quelques jours plus tard, et il est de retour en ligne. Valerie Rosz a également récupéré son compte quelques semaines après sa fermeture.

On peut avoir le réflexe de se dire que c’est peut-être normal, qu’il y a des enfants sur Instagram (argument béton), que leurs politiques sont peut-être très strictes… mais on remarque que le compte de Pornhub ne semble avoir aucun problème à rester ouvert.

No problemz here
No problemz here

Est-ce que les fermetures s’expliquent parce que Melodie et Valerie ne respectaient pas la loi Instagram? Il ne semble pas. La nudité dessinée est permise, et sur leurs photos, elles ne montrent pas de mamelons, ni d’organes génitaux ou de «plans rapprochés de fesses entièrement exposées», comme le défend Instagram dans ses règles d’utilisation.

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Les deux Québécoises ne sont évidemment pas les seules à avoir eu des démêlées avec la censure sur Instagram. La photo de la poète canadienne Rupi Kaur la montrant au lit avec une tache de sang menstruel sur ses pantalons a d’ailleurs fait le tour du monde après que Instagram l’ait retirée.

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On aime les seins, mais au conditionnel

Généralement, ce sont surtout les seins qui semblent poser problème sur Instagram, ou pour être plus précis, les mamelons féminins. Le compte Genderless Nipples existe d’ailleurs pour dénoncer le double standard de l’application, qui autorise les photos de mamelons d’hommes, mais pas celles de mamelons de femmes.

En publiant des photos de mamelons en très gros plan, il souligne l’absurdité d’une telle mesure: impossible de savoir le genre de la personne à qui appartient le mamelon, donc pourquoi ceux des femmes seraient-ils plus choquants?

Une seule photo a été supprimée par Instagram depuis que le comte existe, et il s’agissait… du mamelon d’un homme.
Une seule photo a été supprimée par Instagram depuis que le comte existe, et il s’agissait… du mamelon d’un homme.
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Pour Instagram, montrer le sein d’une femme, c’est ok si le mamelon est caché, quitte à ce que ce soit par un tout petit emoji qui couvre pile l’aréole. La règle est appliquée à un point tel que la majorité des résultats associés au mot-clic #FreeTheNipple, de la campagne du même nom, n’apparaissent pas lorsqu’on fait une recherche sur Instagram (seuls les contenus «populaires» pré-approuvés sont accessibles).

La sexologue américaine Jill McDevitt a testé les limites de l’application: une photo d’elle portant un haut de bikini TaTaTop, avec des mamelons illustrés dessus, s’est également fait censurer par Instagram. Décidément!

Vous ne retrouverez pas cette photo sur le compte Instagram @sexdocjill
Vous ne retrouverez pas cette photo sur le compte Instagram @sexdocjill
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On avoue qu’on est un peu mêlés là. Si les conditions d’utilisation d’une plateforme sont respectées, pourquoi est-ce qu’il y a des suppressions? BuzzFeed a publié un petit quizz dans lequel il fallait deviner quelles photos avaient été retirées d’Instagram, et après l’avoir fait, il faut avouer que ça porte à confusion.

Posséder sa sexualité

On a demandé à Sabrina Maiorano, étudiante au doctorat en sexologie et détentrice d’une maîtrise en histoire de l’art, c’était quoi la constante dans les œuvres érotiques qui se font censurer.

Il semble que c’est lorsqu’on s’éloigne de ce qui est attendu qu’on s’attire des problèmes.

«La censure, c’est propre aux oeuvres qui dénoncent des tabous, qui s’éloignent de l’ordre établi. Tout ce qui n’est pas blanc/hétéro/normatif, normalement, ça déstabilise, et ça fait des oeuvres plus propices à la censure. Dans le cas de Melodie Perrault, par exemple, ses dessins représentent des femmes désirantes (NDLR: par opposition à désirées), complètement décomplexées dans leur sexualité et dans leurs corps, il y a une représentation des fluides corporels féminins… Je pense que c’est ça qui choque dans ce qu’elle fait. Il y a encore un malaise social autour du fait que les femmes veulent se réapproprier leur sexualité.»

Image tirée du compte Instagram de Melodie Perrault @melodieperrault
Image tirée du compte Instagram de Melodie Perrault @melodieperrault
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En plus d’une sexualité féminine décomplexée, Melodie Perrault poste aussi des dessins pro-pot ou représentant par exemple une jeune femme en train de sucer le diable. Plein de gens adorent, sauf qu’on peut aussi supposer que c’est le genre de sujets qui hérisse le poil de certains et qui incite au signalement.

Mais Valerie Rosz, ses photos intimistes en noir et blanc, comment peut-on trouver ça offensant?

Les femmes ont longtemps été des possédées de l’art.

Sabrina: «Je trouve ça magnifique ce qu’elle fait. Par contre il faut remarquer que des femmes désirantes et qui s’abandonnent au plaisir, ce n’est pas une sexualité de consommation, c’est loin des conventions pornographiques. Elle nous présente une expérience esthétique autour de la sexualité au lieu d’une activité masturbatoire.»

«Une de ses oeuvres que j’apprécie beaucoup, c’est celle où elle est nue, et qu’elle se fait photographier pendant qu’elle-même prend une photo. Elle se montre en possession des moyens de production. Les femmes ont longtemps été des possédées de l’art – notamment en posant à l’école des beaux-arts –, mais elle revendique sa subjectivité de créatrice.»

Valerie Rosz / valerierosz.tumblr.com
Valerie Rosz / valerierosz.tumblr.com
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Pornhub ne se fait pas achaler alors que des artistes indépendantes craignent que leur compte Instagram soit fermé et qu’elles perdent des heures de travail et une partie de leurs revenus. Le malaise viendrait-il tout simplement du fait que Melodie, Valerie et les autres exploitent elles-mêmes leur sexualité? Que ce sont elles-mêmes qui grabbent leur pussy?

Dans la vaste majorité des cas, les hommes sont artistes et les femmes des muses.

Les femmes comme objets d’art

Évidemment on n’a pas de réponse hyper claire, parce que ceux qui signalent les publications ne vont probablement pas nous écrire pour nous dire que oui voilà, c’est pour ça qu’ils sont mal à l’aise. De toute façon, si c’est le cas, ils ne le réalisent probablement pas.

On ne prend pas toujours le temps de réaliser qu’à travers l’histoire de la production artistique, dans la vaste majorité des cas, les hommes étaient des artistes et les femmes des objets d’art, voire des muses.

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«Quand on pense à la représentation des femmes en histoire de l’art, le nu est hégémonique, alors que pour ce qui est des hommes, il n’existe presque pas de nu, mis à part les statues grecques et romaines, qui restent marginales.»

(Ce qui ne veut pas dire que les nus réalisés par des hommes ne connaissaient pas la censure: il n’y a qu’à penser aux pénis arrachés sur les statues ou au scandale provoqué par l’Origine du monde de Courbet.)

«En ce qui concerne la censure de l’art produit par les femmes, mon analyse, c’est surtout que c’est dur de promouvoir l’art des femmes. Beaucoup d’oeuvres n’ont pas la chance de se rendre sur la place publique, ce qui est une forme de censure.»

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Méditons sur ce poster des Guerrilla Girls, réalisé en 1989, mais qui illustre quand même bien ce qu’il y a de préoccupant: «Moins de 5% des artistes exposés dans la section d’art moderne du Metropolitan Museum of Arts sont des femmes, mais 85 % des nus représentent des femmes.»

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On y revient sans cesse: la plupart du temps, quand on se braque, c’est qu’on a peur.

Ici, on a peur de quoi?

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«Ce qui se dégage notamment des cas de Melodie et de Valerie, c’est que dans cette censure, on retrouve, même si c’est cliché, le mythe que les femmes ont encore le pouvoir de pervertir le monde avec leur sexualité et leur désir. Pour moi il y a un lien à faire avec ça. Je ne pense pas que les gens conscientisent ça quand ils signalent les oeuvres, mais je crois que ça habite quand même notre inconscient collectif.»

Plus de liberté, ça veut dire que plein de nouvelles choses sont possibles. Ça peut faire peur, ça peut aussi être génial. Mais ça semble avant tout essentiel, pas vraiment négociable.

Après, on a le choix de notre réaction: fear the pussy, ou free the pussy.

Quelque chose me dit que ça doit être plate dans le camp des mauviettes.

Pour lire un autre texte de Camille Dauphinais-Pelletier: «Les milléniaux, ça existe pour vrai?»

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