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L’homme qui sculptait la neige
« Un sculpteur, c’est un sculpteur. Il n’y a que la matière qui change! », lance Éric Rochon en enfonçant sa scie à chaîne dans l’imposant bloc de glace en face du presbytère à côté de l’église de Chertsey, dans Lanaudière.
Derrière lui, on peut déjà admirer ses deux dernières œuvres, soit un pompier et un loup. Cette troisième pièce est la dernière requête de la Ville de Chertsey, qui a embauché le charpentier/ébéniste/sculpteur professionnel de 45 ans, un natif du village.
On lui a cette fois demandé un personnage fantaisiste et l’artiste – fanatique de Lord of the Rings – a donc imaginé une sorte de seigneur des elfes.
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Il a enregistré l’image dans sa tête en s’attaquant au bloc de glace de quatre pieds carrés et d’une hauteur de huit pieds avec ses outils de circonstance et les techniques qu’il a développées au fil des ans.
Il s’élance d’entrée de jeu sur les parois pour esquisser des joues. Le gaillard recule de temps en temps pour contempler l’avancée de son travail et s’assurer d’une symétrie dans le visage. « Pour faire le bloc, ça prend vraiment de la neige folle, comme de la ouate, parce que les cristaux de neige s’accrochent les uns dans les autres comme des étoiles avec des pics », décrit Éric, qui doit aujourd’hui dealer avec une neige un peu granuleuse à certains endroits.
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Rien pour décourager le sculpteur nordique, qui en a vu d’autres depuis sa première expérience il y a une quinzaine d’années. « C’est la Ville de Rawdon qui m’avait appelé pour une commande de cinquante sculptures. On était deux et on avait fait ça non-stop à la chainsaw pendant deux semaines », se remémore Éric, qui a depuis laissé sa trace (fondante) un peu partout à travers la région. « L’an passé, j’avais fait un gros fou du roi pour Chertsey, et là, ils en veulent trois. Je ne suis pas capable de fournir, c’est pour ça que je viens de refuser un contrat à Saint-Côme », avoue le travailleur autonome, victime de son succès.
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Éric doit coincer ses sculptures sur glace dans son horaire chargé, lui qui se spécialise aussi dans la fabrication d’escaliers en colimaçon.
Et ceux et celles qui doutent de la pertinence de payer avec l’argent des contribuables pour des sculptures aussi éphémères auraient dû passer avec moi les trois heures qu’a nécessité la création de l’oeuvre.
S’il y a environ 5000 habitant.e.s à Chertsey, je calcule avoir vu une portion importante de la population ralentir en voiture pour faire des thumbs up, klaxonner, s’arrêter pour prendre des photos ou piquer une jasette avec l’artiste local. « C’est original, ça met de la vie et c’est vraiment beau! », résume une dame de Rawdon en train de prendre une marche avec une amie sur le chemin de l’Église.
À un jet de pierre, les clameurs d’une cour d’école sur l’heure du dîner viennent bonifier l’ambiance, tandis qu’Éric promène son escabeau autour du bloc pour égaliser les cheveux avec ses couteaux à glace. « Ma blonde est coiffeuse, je lui ai volé des trucs », blague-t-il.
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Soudain, un pick-up s’immobilise devant nous et son conducteur baisse sa vitre. « Hey! Tu dois mettre ton masque pour travailler! », raille une connaissance.
Pendant que les badauds s’émerveillent en voyant le bloc de glace prendre forme, Éric Rochon termine de découper la dentition de son personnage à la scie mécanique, avant de sabler tout ça avec une espèce de râpe artisanale fabriquée à partir d’un trust servant à assembler la charpente d’une toiture de maison.
En plus de la chainsaw, le sculpteur trimballe des couteaux de cuisine, à glace, des ciseaux à bois patentés avec un manche de pelle.
C’est impressionnant de voir aller Éric. À force de scier, tailler, râper, sculpter un peu partout, le personnage semble prendre miraculeusement vie dans le bloc de glace.
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Impressionnant surtout de le voir créer par instinct, sans plan ni modèle. « Ce que j’aime là-dedans? Cette idée de voir ton imagination se matérialiser. C’est un beau kick », admet-il.
Un beau kick qui comporte une bonne dose de stress, avoue Éric, qui n’a pas droit à l’erreur. Et s’il se trompe, il doit avoir une solution en tête. « Il faut avoir un plan B, je ne peux pas rappeler la ville et leur dire de refaire le bloc. C’est le plus dur avec la sculpture par déduction, il faut faire fonctionner son cerveau contrairement à la sculpture par addition », explique Éric, qui n’est pas satisfait de l’état granuleux de la neige à certains endroits.
Pour y remédier, le sculpteur traverse la rue se chercher une chaudière d’eau au dépanneur de son ami Martin. « On va devoir “patcher” les trous avec une “colle”, soit une slush obtenue avec l’eau et de la neige folle », explique-t-il en enfilant des « gants d’eau », qu’il plonge dans la chaudière pour lisser les joues du bonhomme.
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« J’ai pas de contrôle sur la température. L’autre soir, je les ai recouvertes quand il pleuvait, mais je ne peux pas le faire tout le temps », s’excuse presque l’ébéniste, qui estime à « un bon mois » l’espérance de vie de ses sculptures. « Mais s’il tombe de la pluie verglaçante, ça va le figer plus longtemps. »
Éric fait à nouveau un pas de recul pour avoir une vue d’ensemble. Un large sourire se dessine sur son visage, rougi par le froid mordant. « All right, ça commence à prendre forme! », s’exclame-t-il fièrement, en dégainant un couteau à glace pour égaliser son œuvre.
Après presque deux heures, c’est le temps d’une pause-café méritée, encouragée par les klaxons d’automobilistes.
Moi qui pensais avoir une job l’fun, je m’incline en voyant Éric siroter son café de dépanneur à l’ombre de sa sculpture. Je réalise aussi qu’il ne fait pas pantoute ses 45 ans. Il s’esclaffe quand je le note. « Tous mes chums m’appellent “l’elfe” parce qu’ils disent que je ne vieillis pas. Mais j’ai de bons gènes, mon père travaillait avec moi sur une toiture à 80 ans », admet Éric, qui a lui-même un fils de 25 ans.
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L’artisan me parle ensuite des expositions auxquelles il a participé et des sculptures réalisées à partir d’œuvres de Gilles Vigneault ou de Yvon Deschamps. « C’est lui (Yvon Deschamps) qui a dévoilé la sculpture inspirée d’un de ces monologues, j’ai même passé la journée avec lui », rapporte Éric, qui en conserve un merveilleux souvenir.
Le break est fini, Éric reprend ses couteaux, avec le zèle d’un enfant dans son carré de sable. « Oh maudite marde! », peste-t-il lorsqu’un pas pire gros morceau de joue se détache. « Quin, pareille comme neuve! », lance-t-il après avoir aussitôt recollé le morceau avec ses gants d’eau.
Pendant qu’Éric découpe à la chainsaw des stries dans la barbe du seigneur des elfes, une amie de sa blonde vient immortaliser la scène avec ses quatre enfants.
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L’artiste dépose ses outils et prend la pose avec eux à l’ombre de sa sculpture de loup.
« Merci et lâche pas! », lui souhaite la maman en repartant avec sa marmaille.
Sur la rue derrière, il y a presque un bouchon d’automobilistes extatiques devant la sculpture enfin achevée.
« Félicitations! C’est vraiment beau! », lance une dame par l’entrebâillement de sa vitre.
Éric Rochon la remercie poliment.
Mais à voir la fierté imprimée sur son visage en admirant ce travail d’orfèvre, il semble parfaitement au courant que sa toute dernière sculpture est franchement réussie.
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