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L’héritage culturel de « La gardienne »
Avant que l’arrivée d’internet bouscule nos vies avec les YouTube, Reddit, Creepypastas et autres inépuisables sources d’histoires inquiétantes, l’idée même de la peur était rattachée plus intimement à des symboles précis dans la culture populaire : Stephen King, Michael Myers, la drogue dans les annonces gouvernementales, l’étranger qui vous offre des bonbons à la sortie de l’école, etc.
Pour les adolescents et jeunes adultes de ma génération, la collection de romans Frissons était un important symbole de frayeur. On les retrouvait dans toutes bonnes bibliothèques publiques et librairies. Comme tous les autres symboles de terreur de l’époque, on savait exactement ce que ces romans avaient à offrir et on pouvait vivre une vie paisible sans jamais les lire.
Leur existence seule (et leurs couvertures folkloriques) suffisait à nous rappeler l’existence de cet imaginaire interdit où résidaient les insouciants et désaxés.
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Ma sœur avait une vingtaine de romans Frissons que j’ai dévoré en cachette pendant mon adolescence. Ça faisait partie du plan diabolique de ma mère pour faire de nous des lecteurs (plan qui a d’ailleurs fonctionné). De Poisson D’Avril au Retour de Bob, ces histoires ont nourri mon imaginaire de l’école primaire jusqu’au Cégep, mais aucune d’entre elles ne m’a fait peur au point de me garder éveillé la nuit.
Aucune, sauf peut-être La Gardienne.
Le mal ordinaire
La Gardienne est une série de quatre romans signés par le bonhomme sept heures des douze à dix-huit ans, R.L Stine. Il met en vedette une jeune gardienne nommée Jenny (Julie dans l’édition francophone) aux prises avec un voyeur, une psychopathe et plusieurs autres calamités plus ou moins crédibles rendant l’acte d’assurer le bien-être d’un enfant pendant une soirée beaucoup plus compliqué qu’il ne devrait l’être.
Au fil des romans, Jenny/Julie essaie constamment de se guérir des blessures psychologiques du premier volume sans jamais vraiment réussir.
Le génie de l’univers romanesque de La Gardienne, c’est qu’il était spécialement conçu pour coloniser l’esprit des adolescents. Les livres étaient trop long et ça manquait d’illustrations et de dinosaures pour intéresser les plus jeunes et l’ensemble des personnages adultes y agissaient de manière beaucoup trop irresponsable pour que les plus vieux s’immergent dans le récit. La série exploitait sournoisement la croyance universelle chez les ados voulant que personne ne puisse les comprendre.
La première fois où on se retrouve seul avec la responsabilité d’un autre être humain est un moment de grande vulnérabilité pour un ado. Il n’y a pas plus grand pas à prendre à ce moment précis que de passer de la personne dont on prend soin à celle qui s’occupe des autres.
Pour une terreur optimale, il fallait lire les quatre romans. L’idée qu’une soirée de gardiennage se passe mal, c’était une chose. La première fois où on se retrouve seul avec la responsabilité d’un autre être humain est un moment de grande vulnérabilité pour un ado. Il n’y a pas plus grand pas à prendre à ce moment précis que de passer de la personne dont on prend soin à celle qui s’occupe des autres. Il n’y a plus de filet de secours parental. On s’expose pour la première fois au danger potentiel et on accepte d’en prendre responsabilité.
Ce qui rend La Gardienne si terrifiant pour les ados, c’est que le scénario catastrophe de tous les gardiens et gardiennes averties se produit encore et encore, confirmant toutes les peurs irrationnelles qui habitent l’esprit d’une jeune personne. Pour Jenny/Julie, le monde des adultes est un marécage grouillant de prédateurs qui n’ont rien à offrir, sauf peut-être une série de traumas et une inévitable mort violente. De plus, toutes les sources de dangers (excepté pour le dernier roman) étaient naturelles. Pas de monstres, pas de fantômes. Juste des âmes brisées qui cherchaient à en briser d’autres.
Ceux qui ont lu les romans de La Gardienne s’en rappellent surtout à cause de ça. C’était le quotidien qui s’y retournait contre nous et le quotidien, personne n’y échappe.
Paranoïa culturelle
L’époque à laquelle sont parus les romans de La Gardienne (entre 1989 et 1995) a été intégrale à son succès. Le sentiment d’isolation qui s’en dégage s’est désagrégé avec l’arrivée de l’internet et n’existe à peu près plus aujourd’hui. À l’époque, personne ne traînait son téléphone avec soi. Les maisons n’en comptaient que deux ou trois et si vous étiez chanceux, l’un d’entre eux était sans fil. Rejoindre quelqu’un, peu importe qui (comme d’hypothétiques secours), était beaucoup plus difficile qu’aujourd’hui.
Si quelqu’un avait envie de nous faire du mal ou de simplement jouer avec notre tête, on était à sa merci.
Bien sûr, Hollywood s’est empressé de créer toute une sous-culture autour de ce sentiment d’isolement.Le film de 1979 Terreur sur la ligne (qui passait sans cesse à TQS entre 1991 et 1994) en est peut-être la manifestation directe la plus ancienne. L’inspiration sur la prémisse de La Gardienne est on ne peut plus claire. D’autres films avec des caractéristiques similaires, comme Straw Dogs et Halloween, datent d’avant ce film culte de Fred Walton.
Aujourd’hui, une gardienne en détresse appellerait ses parents ou peut-être même le 911 sur son téléphone intelligent.
C’était aussi une époque propice à la communication de masse non-ciblée par le truchement de la télévision. On y faisait une quantité égale de promotion d’histoires inquiétantes dans le créneau de Dossiers Mystères (un autre bijou diffusé sur le Far West de TQS) et de contenus éducatifs se voulant bienveillants pour effrayer les jeunes personnes à propos de tout et de rien. Les peurs (tout comme le divertissement au sens large) étaient une expérience plus commune qu’aujourd ’hui.
Aujourd’hui, une gardienne en détresse appellerait ses parents ou peut-être même le 911 sur son téléphone intelligent et un prédateur potentiel comme celui de la série de R.L Stine se retrouverait coincé par les forces de l’ordre avant même d’avoir pris du plaisir à ses propres jeux sadiques. La technologie aura apporté ça de bon. On est plus connectés que jamais pour le meilleur et pour le pire.
… mais pour ceux qui savent. Le bruit strident d’un téléphone qui sonne à 22h dans une maison complètement silencieuse vient de vous revenir, hein? Ne mentez pas, là. Je l’entend à chaque fois que je regarde la couverture des romans Frissons.