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L’évangile en papier

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Hormis les érotomanes de la vieille école, les voyageurs d’affaires habitués aux toilettes des aéroports et quelques ados auxquels la maman interdit l’accès aux sites osés sur l’Internet, plus personne n’achète des «revues d’homme.» C’est démodé, obsolète. Redonnons ici un peu de noblesse à l’érotisme en feuilles.

« Ô Dieu, tu sais ma folie
mes offenses sont à nu devant toi »
-Psaume 69

Oui, je m’en confesse : récemment, j’ai acheté une bible. La Sainte Bible, carrément, traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem et publiée en 1961 aux éditions du Cerf à Paris. Qu’on ne me demande pas quel diable m’a poussé à me procurer cette chose. Devant la jeune et jolie caissière de la librairie, je me suis d’ailleurs senti aussi honteux et rougissant qu’un préadolescent qui achète un magazine pornographique : une bible, bon Dieu! Moi qui suis athée orthodoxe de père en fils! J’étais si malaisé que j’ai cru bon m’expliquer sommairement à la charmante employée : «Cette bible n’est pas pour moi mais pour un ami.» J’aurais pu dire aussi : «C’est pour mon travail, je suis journaliste», les obligations du métier excusant tous les égarements.

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Sous mon lit, mal dissimulés, traînent depuis des années les spécimens de ma modeste collection de «revues de cul.» Des publications des années 80 et 90 pour la plupart. De la porno soft: Playboy, Hustler, Barely Legal, Just 18, Swank etc. Rien de scabreux. Des filles à poil. Cet ensemble constitue pour moi une sorte de «Livre des livres» ; une bible célébrant les merveilles du corps de madame. Le catalogue est vaste, impressionnant et toujours stimulant qui couvre à peu près toutes les modalités de la beauté féminine : des nymphettes à lunettes, des fausses starlettes refaites, des chaudes rondelettes, des noires, des latines et des asiatiques, des gros melons, des œufs au plat, des brunes, des rousses, des blondes, des auburn, des chauves gothiques avec des «boucles de nez» et ces superbes créatures de mon âge (elles se font malheureusement assez rares ; il existe des magazines portant exclusivement sur les femmes de 50 ans et plus, mais je n’ai encore jamais trouvé une revue intitulée Just 36. Quelle perte!) On me dira : « Ces femmes dénudées sont chosifiées! Ces femmes sont réduites à l’état d’objets! » Réduites? Mais la chosification est une sorte de consécration! Et de toute façon nous sommes tous des objets. Si j’étais vraiment beau, je serais honoré de voir mon corps nu dans les pages d’un hypothétique calendrier de pigistes culturels.

Malgré quelques vagues études universitaires en sociologie et en philosophie, une année durant laquelle j’étais moins intéressé par les théories de Durkheim ou de Heidegger que par les coquines œillades d’une certaine Isabelle, je n’ai jamais vraiment assimilé les idées de McLuhan à propos des médiums chauds ou froids. Amusons-nous ici et rangeons l’érotisme en papier parmi les médiums tièdes. Tièdes et doux. Je crois sincèrement qu’il n’y a rien de plus beau au monde qu’une femme nue. Est-il possible, en société, d’affirmer une telle chose aujourd’hui sans passer pour un phallocrate, un vieux schnock, un séducteur cheap, un pauvre type en mal d’affection ou un artiste subventionné qui se branle sur ses propres toiles inspirées de « modèles vivants »? Mais c’est ma vérité : la femme est physiquement un objet extraordinaire et admirable, un objet de collection, et je n’ai aucun besoin de pornographie hard, d’images sordides et déshumanisantes pour en jouir avec bonne humeur. Une femme nue, c’est déjà un monde. Et à la vue de ces corps offerts avec sourire et gentillesse, ces corps tendres, je bande par les yeux et je voudrais avoir douze mains : des envies de tripoter me viennent. Des envies simples de tendresse, de chaleur, d’affection, d’exultation. Tout cet étalage de chair douce me comble si bien que je n’ai pas le goût de regarder ces corps en action. Attacher une fille sur les poteaux d’un lit? Lui cracher dessus en la traitant de salope? Sodomiser une inconnue dans les toilettes d’un motel? Ce serait insulter la vie! Comme à peu près tout le monde, j’ai vu des choses odieuses sur l’Internet, et je me suis vite rendu compte qu’au fond, malgré mes idées excentriques, je suis plutôt «vieux jeu», peut-être même sexuellement quétaine et, franchement, je ne m’en porte pas plus mal.

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Oui, jeunes gens, la masturbation rend sourd. J’en témoigne ici, moi qui n’entends à peu près rien à la politique, à l’économie, à l’écologie, aux grands débats de l’heure, à la chute des idées, à la déroute des vraies valeurs, à la fin de la Culture et à toutes ces catastrophes annoncées depuis des années par les élites intellectuelles. Chaque jour un prof d’université prétendument avisé prédit la mort de ci ou de ça : mort de l’Histoire (oui, avec la grande Hache), mort de la Tradition (avec la grande croix), mort de l’Amour (avec un grand A), mort de la vie (avec un grand vagin) et, pourquoi pas, mort de la mort (avec un grand rien.) De tout ça je me calice comme le calvaire, et je préférerais passer le reste de ma vie enfermé dans les toilettes d’un motel cheap avec une pile de vieux Penthouse (ou même un exemplaire de Elle Québec spécial maillots) que de subir trois heures de cours dans l’un des pavillons bruns de l’UQÀM et d’être obligé de lire des pages polycopiées de La Mort de Jankélévitch. Les dessous de mon lit grouillent de vie. S’agit-il d’une addiction? Suis-je dépendant? Serais-je une sorte d’érotomane frustré entretenant ses obsessions par la compensation psychoaffective? Même ma thérapeute ne saurait le dire. Quoi qu’il en soit, même au seuil de la mort, je tâterai encore mon évangile en papier, et je mourrai avec en tête l’illusion rassurante d’avoir connu de mon vivant les jardins du paradis et ses créatures extraordinaires. Je crois sincèrement qu’il manque un poster central à la Bible : la vierge Marie comme pin-up, ce serait l’enfer!